Guider : la montagne pour métier
Entretien avec Claude Jaccoux1
Claude Jaccoux est né à Servoz (Haute-Savoie) en 1933, avant de passer son enfance et sa jeunesse à Paris. Passionné d’alpinisme depuis l’adolescence, il s’est installé à Chamonix où il a exercé le métier de guide de haute montagne dès 1958. Il a effectué de nombreuses ascensions en haute altitude, aux quatre coins du monde ; il est aujourd’hui le plus âgé des guides en activité. Il a accepté de répondre à une série de questions concernant l’apprentissage et l’exercice de sa profession, mais aussi de décrire plus en détail l’engagement physique permanent qu’elle implique. Les sensations d’effort et de fatigue caractérisent la vie de l’alpiniste au même titre que le plaisir esthétique et la joie de partager des courses et des expériences avec d’autres, clients, collègues ou amis. Ses propos font aussi apparaître les différences d’appréciation des paysages de montagne, qu’il arpente quotidiennement depuis sa jeunesse ; son lieu de travail, en quelque sorte.
Découvertes
Vous vivez aujourd’hui à Chamonix, mais vous n’avez pas toujours habité la montagne ; à quel moment vous y êtes-vous installé, et quel genre de relations cherchiez-vous alors avec l’environnement et les paysages d’altitude ?
J’étais originaire de cette région : ma famille paternelle était de Servoz, petit village à treize kilomètres de Chamonix, donc plutôt de moyenne montagne. Mais comme mes parents m’ont emmené vivre à Paris alors que j’avais six mois, et que j’y ai passé plus de vingt ans, j’ai été bien davantage parisien que chamoniard, même si je retournais pour chaque vacance à Servoz. C’est là que j’ai commencé à fréquenter la haute montagne : un cousin architecte, qui s’occupait du refuge du Couvercle, m’y avait emmené alors que j’avais onze ans. Ce refuge, à 2 500 mètres, est vraiment au cœur des glaciers… Ensuite, des cousins de Servoz m’ont emmené gravir le mont Blanc, deux fois : une fois lorsque j’avais treize ans, et une fois lorsque j’avais quatorze ans. Il fallait monter à pied d’en bas, depuis Les Houches, nous n’avions pas les moyens de nous payer le téléphérique. Dès cette première approche, j’étais déjà très sensible à la beauté de la montagne. Je me souviens d’une soirée au refuge du Goûter, où nous avons passé la nuit, à 3 800 mètres ; alors que j’étais en train de manger une boîte de sardines devant le refuge et que je regardais l’aiguille de Bionnassay au coucher du soleil, j’ai été soudain ébloui par la beauté de cette arête et de cette face de glace… Plus tard, je suis revenu à la montagne par l’escalade, grâce à des amis qui m’ont emmené à Fontainebleau, où j’ai commencé à grimper sur des blocs. De là, nous sommes partis l’été, avec des copains, faire des courses en haute montagne. Donc l’attrait est venu comme cela. Plus jeune, en vacances à Servoz, je faisais uniquement des balades en moyenne montagne. On partait à la recherche des champignons, des escargots, des myrtilles, on courait dans tous les coins avec les copains, mais ce n’était pas du tout orienté vers la haute montagne.
En effet, la plupart des habitants de la moyenne montagne ne sont pas des pratiquants de la haute montagne. L’éblouissement dont vous parlez était-il plutôt tourné vers les formes visibles du paysage, ou bien appréciiez-vous déjà le type d’effort qu’on y fait, par exemple ?
Non, cela n’avait encore rien à voir avec l’effort, c’était uniquement la beauté de cette aiguille de Bionnassay, son esthétique pure, inhabituelle… les montagnes recouvertes de neige et de glace, ce n’est pas très fréquent de les voir d’aussi près ! Donc c’était uniquement esthétique ; je savais que j’allais monter sur le mont Blanc, mais enfin, je n’y voyais rien d’effrayant.
Et ce n’était en rien une tradition familiale ? De quoi vivaient vos parents ?
Non, pas du tout. Mes parents étaient instituteurs tous les deux, mes grands-mères étaient institutrices, mes grands-pères, facteur et douanier… donc pas du tout des gens tournés vers la montagne ! On a fait beaucoup de balades avec mes parents, mais seulement de moyenne montagne, avec une curiosité pour la nature et l’environnement.
Vous avez donc découvert la haute montagne dans les années de l’immédiat après-guerre. Comment votre regard sur la montagne a-t-il changé ?
En fait, j’ai été amené à la montagne elle-même par des Parisiens. Quand nous sommes allés tenter des petites puis des moyennes courses, c’était toujours avec des copains parisiens, avec qui je faisais de l’escalade à Fontainebleau, et cet entraînement de grimpeurs nous poussait vers la haute montagne. Alors qu’à Servoz, personne ne s’y intéressait vraiment. Bon, mes cousins m’avaient emmené au mont Blanc, course assez facile pour nous, disons, sans partie technique d’escalade. Tandis que l’apprentissage de l’escalade à Fontainebleau, dans ce milieu des « bleausards », c’était un prélude, quelque chose qui devait vous amener à la montagne. Les grands bleausards, comme Pierre Allain2 ou d’autres, étaient aussi de très bons alpinistes. Donc ces premières aventures en montagne, je les vivais vraiment comme un Parisien.
J’imagine que le regard des habitants de ces montagnes a dû changer beaucoup ; à l’époque, le développement du tourisme n’était pas aussi prononcé qu’aujourd’hui ?
Ça l’était déjà à Chamonix ; mais à Servoz, à treize kilomètres de là, et à 800 mètres d’altitude, ça ne l’était pas du tout ! C’était une économie pastorale et artisanale, sans rapport avec la montagne. On peut dire que Chamonix et Argentière étaient déjà tournées vers le tourisme, mais Les Houches, par exemple, un peu plus bas, ne l’étaient pas du tout.
Comment vivaient et travaillaient les habitants de ces villages ? Quel était leur rapport traditionnel à la montagne ?
Justement, à Servoz, il n’y avait aucun rapport avec le tourisme. Mon arrière-grand-père paternel avait eu onze enfants, dont dix garçons, qui partaient tous chaque hiver à Paris, travailler à l’hôtel des ventes de Drouot. Traditionnellement, beaucoup de Savoyards partaient ainsi à l’hiver. Ils avaient même, je crois, une tenue spéciale, en rouge… Mon arrière-grand-père y allait aussi, à pied, lui, il mettait trois semaines ! Les enfants y allaient en diligence, y restaient trois à quatre mois, puis remontaient au printemps. C’était une filière savoyarde, en plus de l’agriculture et de l’artisanat durant le reste de l’année.
C’est là une tradition qui remonte au moins au XIXe siècle, sans doute ? Comme les maçons du Limousin, ou bien les Auvergnats qui allaient travailler dans les brasseries parisiennes ?
Oui, exactement, c’étaient des traditions locales. Il y avait justement une césure très nette avec Chamonix, qui vivait depuis longtemps du tourisme, au moins depuis le XIXe siècle, presque depuis la fin du XVIIIe, grâce au retentissement de l’ascension du mont Blanc par Balmat et Paccard, puis par Saussure3, et enfin à l’arrivée des Anglais et la construction de grands hôtels.
Comment avez-vous perçu l’expansion du tourisme, son passage à une échelle plus massive ?
On a senti, dans les années 1960 et 1970, l’explosion du tourisme des sports d’hiver : aux stations historiques, Chamonix, Megève, Val-d’Isère se sont ajoutées nombre de stations d’altitude, d’abord Courchevel puis Méribel, La Plagne, Avoriaz, Tignes et bien d’autres. C’était le grand boom, « l’or blanc ». À un moment, j’ai dû trouver moi aussi un métier d’hiver, j’ai donc travaillé dur pour devenir moniteur de ski. J’ai commencé mon métier à l’école de ski de La Plagne, dirigée par un guide de Chamonix, Pierre Leroux. C’était l’année de l’ouverture de la station, en 1961, et c’était vraiment l’aventure, un véritable Far West, dans un incroyable chantier de construction et de remontées mécaniques.
Ce qui rendait ce développement brutal, c’était sa vitesse, mais peut-être aussi l’absence de concertation avec les gens qui vivaient sur place. Les habitants des communes environnantes voyaient-ils ces aménagements comme une opportunité, une contrainte ?
C’est difficile à savoir… Ces nouvelles stations ont été créées de toutes pièces et il est certain qu’au début les locaux ont dû être un peu réticents à l’idée de voir leur mode de vie ainsi brutalement transformé, avec la perte de leurs espaces d’alpages. Mais bien vite, ils ont dû voir le côté positif de ces aménagements, d’abord par la vente de leurs terrains et surtout par la création d’emplois, qui ont énormément profité aux populations locales, sans parler de la création de commerces ou d’hôtels.
L’alpinisme, au point de vue physique, est un métier très dur. Il faut se lever tôt, partir du refuge vers deux ou trois heures du matin, marcher dans le noir, à la frontale, et pour des courses souvent longues, de dix heures, douze heures…
Le métier de guide
Comment avez-vous appris la montagne, dans quelles circonstances, et comment avez-vous décidé de devenir guide ?
J’ai commencé, donc, vers dix-huit ans, avec mes copains bleausards. Nous étions assez ignorants des choses de la montagne. Nous avons débuté par de petites courses, où nous avons survécu un peu par chance, parce que nous faisions beaucoup d’erreurs, par manque d’expérience. Par exemple, il nous est arrivé de monter un couloir raide menant à l’aiguille de l’Évêque, au-dessus du Couvercle sur sa partie gauche, suivant les indications du guide Vallot, la bible des alpinistes, avant de nous rendre compte, devant les difficultés, que la « rive gauche » était en réalité, à la montée, la partie droite du couloir… Voilà, c’est le genre de bêtises qu’on fait par inexpérience, et cela peut très mal finir. Nous n’avions jamais suivi de cours, de stage, comme il en existe tant de nos jours. Petit à petit, la pratique s’est affinée et nous nous sommes lancés dans des courses de plus en plus difficiles. C’était une pratique totalement « amateur », poussée par un amour, disons même une passion pour la haute montagne, sa difficulté, ses dangers, et aussi sa beauté.
Quels ouvrages aviez-vous lus, à ce sujet ?
Bien des romans de montagne, à commencer bien sûr par Frison-Roche, Premier de cordée… mais il y en a eu beaucoup d’autres, des récits d’alpinistes ; Pierre Allain, « Face nord4 » ; Au-delà de la verticale de Georges Livanos5 , un récit bourré d’humour d’un Marseillais des Calanques devenu un excellent alpiniste ; Les Trois Derniers Problèmes des Alpes, le récit de Heckmair, le vainqueur de la face nord de l’Eiger6. Puis bien d’autres, de bonne facture en général, Herzog, Terray, Rebuffat, Bonatti… Donc on lisait beaucoup, on en parlait beaucoup. Il y avait des cercles de grimpeurs à Chamonix, on se retrouvait dans des cafés, toujours les mêmes : Le National, Le Choucas, l’Hôtel de Paris… on se racontait des histoires de grimpeurs, on parlait de nos courses, de nos ascensions, de notre passion. Le passage au professionnel, c’est vers 1957 que l’idée est venue. J’étais devenu un alpiniste connu parce que j’avais réalisé plusieurs grandes courses, et des copains m’ont dit : « Pourquoi tu ne passes pas l’aspirant guide ? Tu aurais la gratuité sur les remontées mécaniques ! » Cet argument m’est allé droit au cœur ! Donc, je me décide, je me présente en 1957, et… je ne suis pas accepté. Ça m’a paru curieux, à mes copains aussi, bon, mais c’était tenu malgré tout par les locaux. En 1958, je me représente : pas pris non plus ! Alors, j’étais très ami avec Lionel Terray7, de grand renom ; il est allé trouver le directeur et l’a tellement engueulé que hop, une place a été créée pour moi…
Mais pourquoi donc étiez-vous refusé ainsi ?
Oh, simplement parce qu’on n’était ni de Chamonix, ni d’Argentière, ni de Saint-Gervais, ni de La Bérarde ou de La Grave, en Oisans, ni des Pyrénées, fiefs des compagnies de guides locales. Il y avait au stage un nombre limité de places, et elles étaient réservées en priorité aux locaux, même s’ils n’avaient que très peu d’expérience en alpinisme. Ensuite, heureusement, cela a changé, un examen technique a été créé, le probatoire. Notre stage durait un mois, et là, on apprenait le métier, avec des professeurs maîtres. On se trouvait avec des gars du coin qui n’avaient que peu de pratique donc c’était très bien pour moi parce qu’on reprenait tout à la base : escalade extérieure, escalade intérieure, cramponnage et surtout l’assurance et la sécurité. C’était une très bonne école. J’en suis sorti honorablement, puis il y a eu le passage à l’armée, heureusement à Chamonix, où j’ai travaillé en professionnel puisque j’étais aspirant guide. Et c’est là, après cette période à encadrer des stages, que j’ai pris conscience que j’aimais profondément cette activité et que je pourrais en faire mon métier.
Quelles sont les compétences fondamentales pour pouvoir emmener les gens en montagne ?
L’évaluation des dangers et la prudence. À l’École nationale, on apprend bien cela, et comment se comporter avec des clients, qui, moins expérimentés, doivent être considérés comme des dangers potentiels…
Avez-vous déjà été en situation de former, à votre tour,
de jeunes guides ?
Non. Être éducateur est un très beau métier, on me l’a proposé… mais je ne voulais pas enseigner, je sortais déjà de l’Éducation nationale, et j’avais besoin d’une totale liberté. Quand vous êtes en clientèle particulière, vous êtes votre seul maître, vous prenez une course, ou non. Tandis que l’École nationale, c’est un travail prenant, exigeant, c’est cinq ou six jours par semaine avec des horaires, des engagements à respecter. J’ai beaucoup d’admiration pour les professeurs de cette école de Chamonix, la seule qui existe en France. Comme il y avait un afflux vers la profession de guide, l’examen probatoire a été créé et le niveau technique est monté petit à petit. C’est plus dur qu’avant, et il faut maintenant un très haut niveau pour se présenter.
Quelle est la place des femmes dans le métier ?
Quand j’ai commencé, elle n’existait pas ! C’était culturel : les femmes n’avaient pas leur place en montagne ! On disait qu’une femme est un être faible, incapable de tenir une corde, ce qui est complètement faux. Aujourd’hui, cela a changé et de grandes alpinistes, comme Catherine Destivelle, ont fait évoluer les mentalités. Cependant il a fallu attendre la fin des années 1980 pour voir les premières femmes guides, Martine Rolland, puis Sylviane Tavernier. C’était un événement… on les regardait comme des bêtes curieuses ! Maintenant, c’est devenu normal, bien qu’il n’y en ait pas encore beaucoup, deux ou trois par an. Mais c’est un changement profond de mentalité.
Sensibilités
La pratique du métier de guide se fonde sur l’entraînement : comment entraîne-t-on son corps à de tels efforts ? Et quelle est la place de la sensibilité, dans ce rapport physique à la montagne ?
La chose qui comptait pour moi, c’était la technique, c’est pour ça qu’on s’entraînait à Fontainebleau ; mais ailleurs, même dans la vallée de Chamonix, ce qu’on fait, c’est pratiquer, pratiquer tout le temps l’escalade et l’alpinisme ; pour rester entraîné bien sûr mais aussi par plaisir, c’est un plaisir que de faire de l’escalade. On sait que c’est aussi utile, mais la base, c’est le plaisir. La technique, elle s’apprend presque automatiquement. On est plus ou moins doué, moi je n’ai jamais été très doué en escalade pure… j’étais un très bon montagnard mais pas un bon technicien, enfin, suffisamment pour faire des choses dures en montagne. Quand on n’a pas réussi un passage dans une école d’escalade, on y revient le lendemain en essayant de le travailler, c’est un jeu, disons, c’est un jeu et un plaisir. En revanche, l’alpinisme, au point de vue physique, est un métier très dur. Il faut se lever tôt, partir du refuge vers deux ou trois heures du matin, marcher dans le noir, à la frontale, et pour des courses souvent longues, de dix heures, douze heures… c’est souvent épuisant ! Et pourtant, comme professionnel, je n’ai jamais cherché à établir des temps records. Je préfère m’arrêter pour partager avec mon client un lever de soleil sur les aiguilles, la beauté d’une arête ourlée de neige… Et comme je suis résistant, je tiens la longueur sans problème. Malgré tout, dans une longue course, le corps souffre.
Alors, une partie du plaisir passe par la souffrance ?
Oui, cela passe par la souffrance, surtout lors de ces marches d’approche où l’on part dans la nuit et où l’on a tout le temps de penser à la dureté de l’effort… Il y a pourtant un certain plaisir à chercher son chemin dans le noir, à ne pas faire d’erreur. Mais c’est rude, souvent très rude. Et l’on sait que cet effort vous amènera au lever du jour et à l’attaque de l’objectif convoité.
En vous écoutant, je n’ai pas l’impression que votre plaisir soit du côté de la compétition. C’est intéressant, parce que la haute montagne peut sembler associée à cet esprit de compétition.
Oui, tout à fait, mais moi je ne l’ai pas, pas du tout. C’est une question de personnalité, je ne suis pas le seul. En revanche, j’avais des copains qui voulaient faire telle course en tant de temps, ou réussir le premier telle voie. De mon côté j’ai fait plusieurs « premières » ascensions dans ma vie, mais ce n’était pas vraiment mon but. Mon but, c’était de réussir une belle voie. J’ai fait beaucoup de « secondes » car je savais que cette voie était devenue possible et j’avais envie de la faire. Ce n’était pas pour être le premier. Ce n’était pas le défi qui m’attirait. C’est une question de caractère. J’étais attiré par la réalisation d’un beau projet.
Vous avez été dans bien des pays différents pour ces ascensions, très nombreuses ; à quelle période de votre vie avez-vous le plus souvent voyagé pour cela, et où ?
À partir d’un certain moment, durant les années 1960, il y a eu un enchaînement. Avant cela, j’avais participé à une expédition dans le Hoggar, au Sahara, où il y a beaucoup de belles faces, des rochers magnifiques. Puis j’ai été sélectionné pour une expédition nationale au Pérou, pour la première ascension d’une face du Huascarán, à près de 7 000 mètres. Tout cela m’avait donné le goût du dépaysement. Puis il y a des chances qu’on saisit. J’avais un client américain, Jeremy Bernstein, assez médiocre en montagne, mais doté d’un sens de l’humour exceptionnel. Nous faisions des courses faciles à Chamonix et nous entendions très bien. Il était physicien, il habitait New York, et m’avait rendu assez célèbre aux États-Unis parce qu’il écrivait pour le New Yorker. Plusieurs de ses articles relataient nos aventures en montagne. Un jour, il me dit : « je veux aller au Népal avec toi ». C’était en 1966. J’accepte, bien sûr, et nous partons, accompagnés par mon épouse. À l’époque, le Népal était totalement préservé du tourisme occidental. À Katmandou, il y avait un seul hôtel, le Royal Hotel ; et pas une seule boutique dans Thamel, c’est inimaginable aujourd’hui ! Donc nous voilà partis vers le camp de base de l’Everest, à pied, marchant pendant deux mois, car il n’y avait pas de route, ni d’avion. Remonter la vallée de Sagarmatha, emplie de temples, de bannières de prière, au milieu des villages sherpa, sans un touriste, gravir un sommet de 5 000 juste en face de l’Everest… c’était fantastique.
Ensuite, je suis beaucoup retourné au Népal, puis au Pakistan, au Cachemire, au Ladakh, en Afghanistan, en Iran, au Tibet… Puis j’ai découvert l’Amérique du Sud, qui est très riche en sommets de 6 000 ! De très beaux sommets, pas trop hauts, pas trop difficiles, magnifiques, glaciaires… en Équateur, au Chili, en Argentine, et au Pérou. Donc peu à peu, je me suis mis à ne faire que ça.
Ce n’était pas le défi qui m’attirait. C’est une question de caractère. J’étais attiré par la réalisation d’un beau projet.
Pour une ascension de ce type, combien de personnes faut-il environ pour monter ?
En général, on partait à environ huit à dix personnes, souvent avec d’autres guides français. Il n’y avait jamais de guides locaux, c’étaient des régions où la haute montagne n’était pas encore pratiquée. En revanche, j’engageais des porteurs locaux pour gagner le camp de base. Puis ça s’est enchaîné : en 1981, un ami guide italien m’a proposé de monter une expédition sur un 7 000, et ça a été la première ascension guidée, c’est-à-dire organisée par des guides, sur un 7 000 : le Trisul en Inde. Ensuite, on est passés sur un 7 500, le Mustagh Ata, en Chine. Ensuite, en 1985, nous avons aussi fait la première expédition guidée sur un 8 000 : le Gasherbrum II, au Pakistan. Et, en 1989, une tentative à l’Everest, côté chinois, pour y déposer la Déclaration des droits de l’homme face à la Chine, qui avait hélas envahi le Tibet une quarantaine d’années plus tôt. La différence d’une expédition guidée avec une ascension organisée par des alpinistes entre eux, c’est que celle-ci ne comporte que des grimpeurs de très haut niveau tandis que nous emmenions des montagnards amoureux de la haute altitude mais se reposant sur leurs guides pour la logistique et la partie technique, pour vaincre les difficultés. Des ascensions de ce type, j’en ai fait plusieurs dizaines ; beaucoup de très hautes, mais aussi beaucoup dans les 6 000 ; c’est l’altitude idéale, parce qu’il y a tout le côté merveilleux de la haute montagne, les glaciers, l’aventure, etc., mais sans l’engagement de la très haute altitude… Plus on monte, plus c’est difficile et plus c’est dangereux !
Aujourd’hui, les milieux de montagne, y compris de haute montagne, sont perçus comme menacés par un certain nombre de risques, que ce soit par la pollution, les usages touristiques trop intensifs, ou encore par le réchauffement climatique. Estimez-vous que les comportements en montagne sont moins respectueux qu’auparavant ? Pensez-vous qu’il soit nécessaire de limiter les accès à certaines ascensions ?
Ce sont des problèmes très différents, en réalité, entre les montagnes en général et les sommets de polarisation. Il n’y en a pas beaucoup : c’est le mont Blanc, le Cervin, et l’Everest. Avec quelques autres : le Kilimandjaro, l’Aconcagua… Ces sommets deviennent des destinations trop fréquentées. Je me souviens, avant d’entreprendre une voie très difficile sur l’Aconcagua, j’avais été seul sur la voie normale pour m’entraîner à l’altitude, justement, et j’avais rencontré, dans le village au pied de la montagne, une dame qui m’exposait ses malheurs : son mari était mort là-haut. Elle s’étonnait que les secours en montagne ne le descendent pas… Bon, on vient dans un pays pas tellement développé et on voudrait qu’il y ait des secours en montagne… Je lui demande s’il était très bon alpiniste, elle me dit : « non, il avait fait le mont Blanc, une fois ; il avait fait le Kilimandjaro, un presque 6 000, et là, il venait faire l’Aconcagua, un presque 7 000 ». Le mot « faire » en dit long. C’est cette notion de record qui est terrible. Tous ces sommets sont concernés ; mais comment distinguer ces sommets emblématiques des sommets emblématiques pour un alpiniste ? Demandez à un alpiniste de Chamonix quels sont ses sommets emblématiques, personne ne vous dira que c’est le mont Blanc ! Ce sont les Drus, la Verte, les Jorasses, le Grépon… voilà nos sommets emblématiques. Mais pour le grand public, c’est le mont Blanc. Alors, ce sont deux domaines qu’on ne peut comparer. En plein été, si vous allez au pied de la Verte, vous trouverez au plus quelques alpinistes ; vous pourrez prendre des voies où il n’y aura personne. Mais pour le refuge du Goûter, c’est autre chose… ce serait aux sociologues d’étudier ces phénomènes de mode, qui nous paraissent assez dramatiques.
Une question qui peut intéresser beaucoup les paysagistes : à qui appartiennent les montagnes ? On connaît les mesures de protection strictes des parcs nationaux, mais c’est toujours plus compliqué dès qu’on passe aux parcs naturels régionaux, et surtout aux nombreux domaines privés, comme le sont notamment les domaines skiables. En termes de foncier, c’est donc bien éloigné de la forme traditionnelle des communs qui caractérisait une bonne part des territoires de montagne. Pensez-vous que les montagnes devraient rester, ou devenir, des espaces publics ? Est-il nécessaire de développer une approche plus pédagogique pour faire connaître au grand public les milieux de montagne ?
Il est presque impossible de répondre, parce qu’on reste très attaché à la liberté d’aller en montagne ; or cette surfréquentation amène certains à se demander s’il n’y aurait pas besoin d’une réglementation. Le maire de Saint-Gervais a pris nettement parti sur ce problème, car sur sa commune se trouve la partie la plus dangereuse de l’accès au mont Blanc, celle du refuge du Goûter. Il a donc envisagé plusieurs méthodes, qui ne sont pas forcément critiquables ; il a envoyé, cet été, des gendarmes au pied de la montée de l’aiguille du Goûter, la partie la plus dangereuse – peu difficile, mais dangereuse –, pour demander aux gens s’ils avaient une réservation au refuge. Le refuge à 3 800 mètres n’a que 140 places. Ils demandaient aussi : « quel est votre équipement, et quelle est votre expérience ? » Je ne suis pas contre ce contrôle. Mais cela a provoqué beaucoup de polémiques parce qu’on portait atteinte à la sacro-sainte liberté de l’alpiniste. Mais c’est tellement focalisé sur le mont Blanc ! Nous avons toutes les Alpes, en totale liberté !
Des regards différents
Dans des massifs moins élevés, en moyenne montagne, les conflits d’usage entre éleveurs, touristes, randonneurs, sont fréquents. Avec la déprise agricole, la forêt reconquiert des espaces autrefois cultivés, et cela favorise notamment le retour des loups, que des mesures légales tendent à protéger, mais que de nombreux éleveurs contestent. Qu’en pensez-vous ? Comment imaginer de mieux concilier les différents usages de la montagne ?
Oh, pour ma part j’ai toujours eu une opinion très tranchée là-dessus : je suis contre la réintroduction du loup. J’ai été bercé dans mon enfance de récits de la lutte contre le loup, de la terreur du loup. On n’a pas passé des siècles, depuis le Moyen Âge, à s’en débarrasser, pour les faire revenir ! Maintenant on les réintroduit, ce qui pose d’énormes problèmes aux éleveurs, ce qui me paraît stupide… cela fait hurler certains défenseurs de la nature, mais de quelle « nature » s’agit-il ? Nous vivons dans une nature évoluée…
Donc vous n’êtes pas convaincu par le rôle écologique du loup ?
Non, je ne le vois pas, ce rôle écologique du loup. Tout le XXe siècle, on s’est très bien passé des loups et je ne vois pas ce qu’il y avait de si dramatique. Je suis scandalisé d’apprendre qu’en France plus d’un quart de la biodiversité animale est en voie de disparition alors que l’on dépense des fortunes pour réintroduire des prédateurs.
Et dans la région que vous habitez, le loup est présent ?
Non, ou du moins pas encore…
Cela me conduit à vous interroger sur votre rapport aux autres habitants de la montagne : la faune sauvage, mais aussi la flore. Avez-vous souvent observé ce monde sauvage ?
Oh, fréquemment des chamois et bouquetins. Certes, ils sont habitués à l’homme, mais ce n’est pas facile de les approcher. Les marmottes, les renards, les aigles, les vautours sont dans leur habitat naturel et nous vivons en bon accord avec eux. Cependant, à Chamonix, beaucoup se plaignent, surtout l’hiver, de l’envahissement des cerfs et des daims qui viennent manger les pousses des jardins, les petits arbres…
Vous avez parlé à plusieurs reprises d’esthétique, de beauté. Pourriez-vous revenir sur votre regard personnel sur la montagne ?
Oui, bien sûr. Je pense que le regard d’un professionnel, d’un guide, est tout à fait différent de celui d’un amateur. Maintenant que je pratique beaucoup la moyenne montagne, en raison de mon âge, lors de randonnées dans les Alpes ou des massifs lointains, je m’aperçois que mon regard est complètement différent de celui que j’avais dans mon métier de guide ! On regarde avec bonheur la nature, les forêts, les prairies, les ruisseaux, les rivières, et éventuellement la chaîne de montagnes qui barre l’horizon, et on est très sensible à leur beauté. Je le vois bien chez les gens que j’accompagne et nous nous émerveillons souvent des mêmes spectacles. Mais le regard de l’alpiniste est totalement différent : il porte sur la montagne un regard technique. Avant cela, d’abord, c’est un regard historique : dans un même massif, il remarque les différences. Telle arête n’a plus la même forme qu’autrefois ; tel glacier suspendu – c’est-à-dire au milieu de la paroi, comme celui de la face nord des Drus – a diminué, tel glacier a reculé… ça, c’est le regard comparatif. Et puis, il y a un regard technique, qui se dit : « tiens, cette arête a l’air en condition… est-ce qu’il y a du monde sur cette voie-là ?… », ça c’est technique. En outre, dans notre regard l’esthétique reste toujours présente, parce que le paysage de montagne, de par sa beauté extraordinaire, nous entraîne à y être sensibles. À certains moments, souvent au lever du jour, on est obligé de s’arrêter, l’émerveillement est à son comble, les variations de couleur du ciel, les jeux de lumière sur les parois, la découpe des cimes, tout se conjugue en un spectacle fugace, mais magnifique.
Ces regards sont différents, mais se rejoignent donc sur la beauté. Il y a une distinction classique dans l’esthétique occidentale du XVIIIe siècle, au moment où le regard sur la montagne change ; jusqu’alors tenue pour inhabitable, elle devient un paysage susceptible de contemplation et de beauté, entre le beau et le sublime. Pour le dire de manière schématique, le beau dépendrait du maintien d’une harmonie et d’une forme, sans trouble excessif, là où le sentiment du sublime nous ferait éprouver la petitesse et la faiblesse de l’être humain, voire le risque de son écrasement devant un paysage naturel trop vaste, menaçant. Cette distinction vous parle-t-elle, ou vous paraît-elle exagérée ?
Forcément cela paraît exagéré, maintenant, parce qu’il y a le recul, qu’on connaît la montagne et qu’elle est devenue un terrain de jeu… mais pour un alpiniste, la notion de risque est aussi présente. Au pied de la face nord de l’Eiger, on se dit : « quand même, ils sont gonflés, ceux qui y sont allés pour la première fois… Ils sont gonflés, ceux qui comme Christophe Profit8 l’ont gravi plusieurs fois avec des clients. » Donc oui, la notion de risque reste toujours présente dans la contemplation de la beauté. On se dit : « Ce sérac, suspendu, qui est très beau, est-ce qu’il ne va pas tomber ? » Cet été, il y en avait un superbe, sur l’arête qui va de la dent du Géant aux Jorasses, très en surplomb, magnifique. Il s’est éboulé. Sans personne dessus, heureusement. Mais d’un point de vue esthétique, c’est terrible, même s’il se reforme un jour. On a donc toujours un œil très attentif aux dangers possibles, aux chutes de pierres, aux avalanches, et pour nous c’est indissociable de la notion de beauté.
La différence entre les alpinistes et les gens qui ne le sont pas se remarque aussi dans leur vision du paysage. Ces derniers ont tendance à arrêter leur regard à la limite humaine, c’est-à-dire la zone supérieure des alpages : 2 000, 2 500 mètres. Et la haute montagne est une sorte de décor, sublime, magnifique, mais qui reste à leurs yeux comme un décor. Ce qui les intéresse par exemple, c’est l’état des forêts, celles qui sont belles ou celles qui sont attaquées par des parasites. Et, aussi, les zones d’avalanche : toutes ces zones ont leur nom, il y a plus de 70 couloirs d’avalanche dans la vallée de Chamonix, chacun a son nom, les habitués les connaissent, savent que celle-ci est tombée en 1925, que celle-là a emporté deux chalets… Ils ont une connaissance historique du paysage de la moyenne montagne qui est extraordinaire. Ils connaissent tous les sentiers, les coins à champignons… mais c’est axé de 1 000 à 2 500 mètres, ça ne touche pas la haute montagne.
Oui, cela renvoie aux distinctions que font les écologues : on parle de l’étagement, sur les reliefs, des espèces différentes que les variations d’altitude rendent très lisibles. À ce propos, comment se passe cette descente vers des étages moins élevés, dans le changement de votre pratique avec les années, dans la longue durée ?
Oh, on est totalement dépendant de sa forme physique : on s’aperçoit qu’il est de plus en plus difficile de monter, de grimper, que les marches paraissent de plus en plus longues… tout se conjugue. J’ai organisé mes derniers voyages au Népal il y a trois ou quatre ans. La dernière fois, j’avais dit : je monte à 4 000, pas au-dessus. En fait c’était parfait, on était dans des zones tout à fait différentes de la haute altitude, des zones de villages, de forêts, et on arrivait à des points de vue sur la chaîne de l’Himalaya, j’y trouvais un grand plaisir. La limite qui s’impose est purement physique. Et comme j’ai beaucoup aimé mon métier, je trouve toujours un grand bonheur à faire partager à des amis mon amour de la montagne. J’ai retrouvé en triant des papiers une série de lettres de 2014. Dans l’une d’elles, un ami écrivain de montagne me dit : « comment se fait-il, Claude, que tu continues à exercer ton métier ? Il y a beaucoup d’autres choses à faire, laisse tomber, tu es fatigué, etc. » Je me dis maintenant, quatre ans après, que je pourrais lui répondre que c’est parce que j’aime la montagne, j’aime l’escalade, j’aime emmener des gens, partager avec eux quelque chose qui me paraît à moi extraordinaire. La notion de partage, dans ce métier, est très importante. Nos clients sentent bien que l’on vit ensemble quelque chose d’exceptionnel et ils nous font entièrement confiance. La dernière course en haute montagne que j’ai faite, c’était une traversée de la vallée Blanche : vous montez en téléphérique à l’aiguille du Midi, d’où l’on descend dans les glaciers de la vallée Blanche, que l’on traverse avant de remonter à la pointe Helbronner, en Italie ; une chose peu difficile, il faut juste savoir marcher en crampons et faire attention aux crevasses. Il y a quand même une bonne remontée à 3 600 mètres, il faut du souffle, mais j’avais prévenu mes clients et j’allais doucement. Le retour se fait par télécabine, de la pointe Helbronner à l’aiguille du Midi. Et là on passe au-dessus de tout le parcours qu’on a fait, et c’est une vision extraordinaire, d’une beauté grandiose, que de voir de haut toutes ces glaces, ces crevasses d’une profondeur incroyable, les séracs… pour moi, c’était un bonheur de montrer cela aux gens. Donc, la réponse que je ferais aujourd’hui à cet ami qui me reprochait de continuer, c’est cela, ce plaisir, ce bonheur. Ma dernière randonnée escalade était en Grèce, cet automne, et je compte bien y retourner le printemps prochain !
Entretien paru dans
Les Cahiers n°17, « Pentes, reliefs, versants »,
2019, p. 108-121.
L’ouvrage est disponible en librairie.
Photo de couverture : Sommet du Husacarán (6 788 m), 1966, C. Jaccoux.
- Propos recueillis par Olivier Gaudin, 1er décembre 2018.
- Pierre Allain (1904-2000), grimpeur bellifontain et alpiniste réputé, inventa et perfectionna le matériel d’escalade en introduisant les mousquetons légers et les chaussons d’escalade, dès les années 1940.
- Le chasseur, cristallier et guide Jacques Balmat (1762-1834) et le médecin Michel Gabriel Paccard (1757-1827), deux Chamoniards, accomplirent la première ascension recensée du mont Blanc, le 8 août 1786. Le savant genevois Horace Bénédict de Saussure (1740-1799) le gravit l’année suivante, en août 1787, accompagné par Balmat, et y effectua une première série d’expériences, d’observations et de calculs d’altitude.
- Pierre Allain a publié L’Art de l’alpinisme, Amiot-Dumont, 1956, et « La face nord de l’aiguille du Dru », Alpinisme et compétition, 1949.
- Georges Livanos, Au-delà de la verticale [1958], Guérin, 1997.
- Anderl Heckmair, Les Trois Derniers Problèmes des Alpes : la face nord du Cervin, la face nord des Grandes Jorasses, la face nord de l’Eiger [1951], traduit de l’allemand par Loulou Boulaz, Arthaud, 1996. Cet alpiniste munichois fit partie de l’équipe qui, en 1938, gravit pour la première fois la face nord de l’Eiger.
- Lionel Terray (1921-1965), dont l’autobiographie, Les Conquérants de l’inutile [1961], Paulsen, 2017, est un classique de la littérature de montagne, avait notamment participé à l’expédition française à l’Annapurna en 1950, première ascension d’un sommet de plus de 8.000 mètres.
- Cet alpiniste et guide de haute montagne, né en 1961, est célèbre pour ses ascensions répétées d’une grande difficulté technique, en particulier de la face nord de l’Eiger, qu’il a gravie une dizaine de fois à ce jour.