Le bruit du ciel
Les rythmes du vivant
Entretien avec Bernard Fort, par Lolita Voisin
Se mettre à l’écoute ne va pas de soi. Il faut commencer par faire silence. Dans le silence de la pensée, on commence à entendre. Ce lieu bruisse déjà, de menus détails prennent de l’importance, changent notre première perception. Quelqu’un est passé par là, à l’instant. D’autres que nous – plus nombreux, plus petits – habitent ici depuis très longtemps. On se demande souvent vers qui se tourner pour comprendre le monde. Les scientifiques, écologues, ornithologues, entomologistes, nous livreraient-ils, grâce à la finesse de leurs observations, les secrets des êtres vivants ? Les artistes, par la singularité de leurs perceptions, nous révèleraient-ils ce que l’on ne sait pas voir ? Entre les deux, l’audionaturaliste. Il fait des vibrations de la nature son instrument. Il chasse des sons, à l’affût, équipé de ses microphones. Ses archives deviennent la matière précieuse d’une expression collective surprenante. Puis, à la manière d’un peintre, il compose des paysages sonores. Son attitude est celle du ralentissement : ralentir ses gestes pour entendre davantage et laisser venir le son des autres vivants ; ralentir son rythme d’homme pour entendre le rythme des oiseaux, des insectes, des arbres. Il rapproche les chronobiologies de chaque espèce qui se partagent le temps du monde, qui n’en finit plus de tourner. Bernard Fort, que j’ai rencontré sur les sables camarguais aux plus petites heures du jour1, est compositeur, professeur de composition électroacoustique à l’École nationale de musique de Villeurbanne et preneur de son naturaliste2. Avec lui, la question ne serait plus comment habiter là, avec nos gestes d’humains et nos techniques de bâtisseurs, mais avec qui.3
Lolita Voisin : Comment pourriez-vous qualifier votre activité et comment le goût pour celle-ci vous est-il venu ?
Bernard Fort : À dix-huit ans, j’avais deux rêves : devenir cavalier, ou être musicien – compositeur ou encore chef d’orchestre. Je me suis lancé dans la musique, à la faculté de musicologie de Lyon, et j’ai vite compris que je travaillerais à partir de sons enregistrés. Dans les années 1970, la pratique du studio explosait. L’exemple manifeste est celui des Beatles qui quittent la scène pour considérer le studio d’enregistrement comme leur outil de composition. Je n’ai plus imaginé autre chose que composer de la musique électroacoustique, un genre musical qui était encore en train de naître. Si l’on devait traduire « électroacoustique », on dirait « l’électricité utilisée pour faire du son ». On parle parfois de musiques acousmatiques, expérimentales, concrètes. Ces compositions sont réalisées avec du son enregistré, cela commence avec un micro à la main et finit dans un haut-parleur. Mes maîtres ont été les compositeurs Iannis Xenakis, Pierre Henry, Karlheinz Stockhausen, François Bayle, Bernard Parmegiani, le Groupe de recherches musicales (GRM) de Radio France et l’Ircam4.
Ce type de musique suppose de s’intéresser au son avant de s’intéresser aux langages mélodiques. Le son devient un objet que l’on peut manipuler mais aussi une représentation, une image. Il s’agit de chercher des rythmes, mais pas forcément les rythmes établis sur une pulsation comme pour la chanson ou la musique classique. C’est de la musique faite avec les sons de la vie, ou des sons de synthèse. Un bruit de gamelle, des voix humaines, un claquement de porte, des scènes du quotidien… Je me demandais souvent : quel sens prennent ces bruits dans un contexte musical ? Quelles règles président à l’agencement que je mets en place ?
Je ne voulais pas faire des sons mais les observer et, à partir de l’observation, penser des musiques, et mettre en place un langage sonore cohérent. S’agissait-il d’une musique ou d’un art sonore ? Le statut de la musique vient de l’auditeur, il dépend de sa posture d’écoute. D’ailleurs, les oiseaux eux-mêmes chantent surtout pour leur propre espèce, pour signer leurs territoires respectifs. Nous composons pour l’oreille des autres et devons nous inquiéter de la perception du message, bien davantage que de sa création. Comme le disait John Cage, « la musique naît dans l’oreille de celui qui écoute ».
Ce que dit la nature est antérieur à toute forme de langage humain. C’est pourquoi, quels que soient nos cultures et nos âges, nous sommes tous sensibles à des formes, des organisations et des sons naturels.
Comment en avez-vous fait votre métier ?
Votre question m’évoque une pensée de Paul Klee : « Il faut tout rapporter aux phénomènes de la nature et aux lois qui la régissent ; cela permet d’éviter le vieillissement… Pour l’artiste, le dialogue avec la nature reste une condition sine qua non. L’artiste est homme, il est lui-même à la fois nature et élément de la nature dans l’espace de la nature5. » Ce que dit la nature est antérieur à toute forme de langage humain. C’est pourquoi, quels que soient nos cultures et nos âges, nous sommes tous sensibles à des formes, des organisations et des sons naturels. Dans ma musique, très vite, sont entrés les sons de la nature. Les plus intéressants à mes yeux sont ceux que produisent les animaux, avec les oiseaux au sommet de la hiérarchie sonore.
Définir mon métier dépend du public auquel je m’adresse : dans le milieu des musiques contemporaines, on prétend souvent que j’ai véritablement commencé ma carrière avec Fractals6, une œuvre très abstraite, mais que je me contente maintenant de faire chanter les oiseaux. D’un autre côté, pour les naturalistes, je ne suis qu’un doux poète, ce qui ôte toute rigueur scientifique à mon travail. Je vis de cette double position : certains de mes disques sont édités dans les catalogues de musique contemporaine et joués dans les festivals d’art contemporain, tandis que mes activités naturalistes sont écoutées dans des musées, des jardins botaniques ou des lieux patrimoniaux. Ces publics se croisent peu.
La musique électroacoustique suppose la création d’un répertoire qu’il faut collecter ; vous êtes autant preneur de son que compositeur. Comment trouvez-vous les sons qui font le matériau de vos créations ?
Les premiers sons naturels que j’ai enregistrés ressemblent très peu à ce qu’on appelle d’habitude des « sons de la nature ». À mes débuts, je faisais mes prises de son avec Marc Favre, avec qui j’avais créé le Groupe Musiques vivantes de Lyon. Il travaillait sur des corps sonores très divers, une tringle en métal par exemple. Il est rapidement devenu un instrumentiste, il jouait de la tringle, avec des séquences très expressives. Lorsque à mon tour je prenais la tringle, je ne savais pas quoi en faire. Je la jetais par terre, on enregistrait. Je ne faisais rien de particulier mais j’observais sa manière de tomber, j’écoutais la nature sauvage du son, la manière dont il se produisait sans que j’intervienne. J’étais plus observateur que producteur. Plus tard, j’ai déplacé mes scènes d’enregistrement en extérieur, sur un court de tennis par exemple, mais cela ne me satisfaisait pas vraiment. Ce qui commençait à me parler, c’était l’espace ouvert, l’environnement naturel, et j’en suis venu à recueillir des sons de pluie, d’orage, de feu.
L’écoute demande une attention spécifique au présent7. Pour enregistrer les sons de la nature, faut-il des aptitudes particulières ?
Y être sensible. Tout ce qui est périphérique à la prise de son m’intéresse beaucoup. Par exemple, au lever du jour, on se met à apprécier des lieux connus d’une manière nouvelle. J’ai réalisé mes premières prises de son dans un jardin public à Lyon à quatre heures du matin : il n’y avait aucune circulation, pas de joggeurs, j’étais comme à la campagne. J’avais l’impression que ce paysage m’appartenait car j’étais seul à le connaître de cette manière-là. Plus tard dans la journée, c’était un autre lieu devenu banal !
Je commence toujours par écouter le paysage sans le casque, sans les micros. J’enregistre les traces sonores de moments vécus, des impressions de lumière, de solitude. Puis, je me rends rapidement compte que dans l’espace enregistré il y a quelques figures : plusieurs oiseaux, plusieurs espèces, plusieurs chants, plusieurs individus ; progressivement j’entre dans l’intimité du lieu. L’oiseau réveille d’autres choses, il révèle qu’il y a des arbres, un plan d’eau, des buissons.
Qu’est-ce que l’audionaturalisme peut apporter à notre connaissance ou notre compréhension du monde vivant, c’est-à-dire de l’écologie des milieux et de la vie des espèces ?
L’audionaturalisme est aujourd’hui un terme reconnu dans les pays francophones. Mais il y a peu, nous étions encore des ornithologues enregistreurs, ornithomélologues ou bioacousticiens. L’audionaturalisme désigne tout ce qui concerne l’enregistrement de sons de la nature : les oiseaux, les chants d’insectes, de batraciens, les sons subaquatiques, sans oublier des sons d’origine non animale comme ceux de la pluie ou du vent. En anglais, on parle plus généralement de field recording, enregistrement qui se fait sur le terrain.
« Naturaliste » admet l’idée de représenter la nature. Parle-t-on ici de nature sauvage ou non ?
C’est une question que je me suis souvent posée. En ce qui me concerne, l’envie de me tourner vers le son sauvage m’a conduit, par exemple, à réaliser le disque Danube sauvage, en travaillant dans le delta du Danube en Roumanie, l’un des derniers paysages d’Europe non façonnés par l’homme. Aujourd’hui, au moins en Europe, la plupart de nos paysages et donc de leurs acoustiques sont modifiés par les activités humaines. Pensons par exemple à la Camargue, ou encore à la forêt de Fontainebleau… Depuis quelques millénaires, l’Europe a considérablement changé : certains paysages que nous trouvons typiques ou pittoresques, par exemple les paysages grecs, secs et quasi désertiques, parcourus par les moutons, sont dus à une déforestation massive et au lavage des terres par les pluies. Dans son Histoire des agricultures du monde8, Marcel Mazoyer écrit qu’il y a dix mille ans, un écureuil pouvait parcourir quasiment toute l’Europe, de la Suède à Gibraltar, en sautant de branches en branches !
Il existe une grande cohérence entre le couvert végétal et ses habitants : en considérant la végétation, on peut savoir qui a de fortes chances de l’habiter et, de même, en écoutant le paysage les yeux fermés, je peux facilement imaginer quels sont les arbres, la configuration des lieux… Nous sommes ici dans une compréhension écologique, dans le vrai sens du terme, des espaces qui nous entourent. Comparer deux enregistrements réalisés au même endroit permet de mesurer l’évolution des paysages sonores, en ce qui concerne les espèces mais aussi les densités et les équilibres. Plus l’environnement sonore est complexe, plus les espèces sont probablement nombreuses. Nous pouvons comparer l’évolution sonore de certains biotopes sur des périodes de plus de cinquante ans et documenter l’apparition de nouvelles espèces ou la disparition de certaines autres en raison de modifications de l’habitat, des ressources alimentaires ou encore de concurrences interspécifiques nouvelles.
Peut-on entendre des sons sauvages qui n’ont pas changé depuis des millénaires ? C’est plus difficile qu’on ne le pense ! Il y a l’océan : l’expression sonore d’une plage naturelle est sans doute la même depuis des millénaires. On y enregistrerait un paysage sauvage. Mais comment le représenter ? Les moyens techniques mis en œuvre ont ici une très grande importance. Si, par exemple, je dispose deux micros à quelques centimètres l’un de l’autre, je fais ce que l’on appelle une stéréo XY qui valorise très bien la largeur de l’espace (différences gauche/droite). Si mes micros sont espacés de près de 20 centimètres avec un angle d’environ 90°, je réalise une prise de son de type ORTF dans laquelle l’espace gagne ce que nous appelons la profondeur de champ. La représentation du paysage n’est donc jamais objective et nous retrouvons ici les problématiques de la photographie. L’enregistrement sonore est un moyen de connaissance qui complète, mais ne remplace pas l’observation in situ.
Comme un rite initiatique, la quête des oiseaux et l’étude de leur chant font partie d’un certain apprentissage de l’école buissonnière9. Existe-t-il des sons que vous ne comprenez pas ou que vous avez du mal à identifier ?
Des quantités ! Mais cela s’améliore avec l’expérience. Au début, dans un jardin public, je ne savais identifier aucun oiseau et ne savais pas ce qu’ils disaient – était-ce du plaisir, de l’inquiétude ? Je prenais tout pour argent comptant. Il m’a fallu du temps pour distinguer un merle noir d’un rouge-queue ; pour moi, tout était exceptionnel alors que ce sont des oiseaux très ordinaires. Petit à petit, j’ai appris à reconnaître leurs chants, leurs alarmes, la complexité de leurs expressions. Cela suppose l’acquisition d’un certain vocabulaire. Dans un premier temps, il faut apprendre à distinguer les cris d’alarme des chants. Les cris d’alarme sont brefs, fugitifs et correspondent à des situations précises, ils sont donc porteurs d’informations sur les comportements des oiseaux. De plus, les alarmes sont souvent communes ou très proches pour une même famille d’oiseaux (les mésanges de diverses sortes possèdent des alarmes quasiment identiques). Connaître les alarmes indique donc à quelle famille appartient tel ou tel oiseau. Les chants sont des formes plus complexes mais qui, à la manière de mélodies, s’apprennent plus facilement qu’on ne le croit. On rencontre des formes répétitives, des formes à variations, des formes apparemment improvisées à partir de motifs caractéristiques. Enfin, on apprend à repérer les chants lents ou rapides, graves ou aigus et les timbres particuliers à chacun. Il s’agit d’un véritable apprentissage musical, une sorte de solfège des oiseaux. Et n’oublions pas les sons instrumentaux qui ne sont pas émis par l’organe vocal de l’oiseau (syrinx) mais par des claquements de bec (cigognes), des froissements d’ailes (bécasses, tétras) ou le tambourinage de troncs d’arbres (pics, sittelles).
Cela signifie-t-il que dans un lieu inconnu, par exemple à l’étranger, tout l’apprentissage soit à refaire, ou bien peut-on y retrouver des sons connus ?
Étrangement, on peut reconnaître des sons dans un lieu inconnu, tout simplement parce qu’il existe des familles d’oiseaux réparties sur toute la Terre, dont les chants et surtout les alarmes sont similaires, reconnaissables ou familiers. D’autres sons restent fascinants tant ils nous semblent étrangers. Une identification précise demande souvent des spécialistes locaux. Par leur intermédiaire, on apprend que tel ou tel chant qui nous semblait extraordinaire est en réalité très commun et que la beauté des chants n’a rien à voir avec leur rareté. Une oreille qui découvre s’émerveille plus facilement qu’une oreille trop habituée.
Par la fenêtre d’un train, alors qu’on n’entend pas les sons du dehors, le paysage traversé me rappelle des lieux familiers et je peux imaginer le paysage sonore. Quand j’arrive dans une forêt ou dans un espace dégagé, je sais que je peux m’attendre à tel son même si je n’entends rien ; la végétation parle d’elle-même. Je recompose mentalement une musique. En hiver, il y a moins d’espèces qui chantent mais on peut souvent imaginer la musique du printemps.
L’acte d’enregistrer n’est qu’une part de votre travail. Vous utilisez ces sons pour des créations sonores. Vous mêlez le chant d’animaux d’espèces différentes, le bruit des arbres et du vent. Vous écoutez aussi des relations entre individus. Diriez-vous que vous composez des paysages ?
Ce n’est que progressivement que l’idée de paysage sonore s’est imposée. Au début j’étais surtout intéressé par les figures et les sujets que je tentais d’isoler. Puis dans un espace limité, une plage de temps de dix à vingt minutes par exemple, j’essayais de rassembler des éléments piochés dans le lieu où j’avais enregistré jusqu’à construire, ou plutôt reconstruire, un paysage. En me promenant, je n’ai aucune chance de trouver un tel modèle de manière précise. Qu’est-ce qui fait, dans tout ce qu’on peut y entendre, la signature du lieu ? Repérons-nous à l’oreille les espèces et les sons appartenant à ce paysage ? Voilà ma méthode de travail, similaire à celle d’un peintre. Elle se rapproche de celle des peintres paysagistes flamands ou toscans, des représentations picturales que nous appelons des paysages.
On peut opter pour deux attitudes à l’enregistrement. Celle dite de l’école américaine, représentée par Bernie Krause10, pionnier de l’enregistrement sur le terrain, où la prise de son doit se faire en une seule fois avec un seul plan stéréophonique, sans aucune reconstruction du paysage, ni du point de vue de la durée ni de celui des changements d’angle de prise de son. Krause en fait un argument d’analyse scientifique. Il cherche à obtenir la représentation la plus réaliste possible, comme si l’on plaçait une caméra grand angle en un point défini à l’avance et que l’on proposait un plan fixe, sur une forêt par exemple. Il me semble que la lisibilité d’un tel paysage n’est jamais garantie. Le fait qu’on ne l’entende que d’un seul point pendant toute la durée de l’enregistrement me trouble : à aucun moment, je ne pourrai me focaliser sur une espèce, ni écouter certains sons dans le détail. Et le calibre des sons, c’est-à-dire l’importance du volume respectif des uns et des autres, n’est pas toujours lisible pour un néophyte.
Une deuxième attitude est celle de Jean Roché11, un vieux maître français qui fut l’un des premiers à réaliser des disques de paysages sonores. Il prélevait les objets les uns après les autres avant de reconstituer les paysages en studio, en adoptant une posture de compositeur, de musicien. Cela dit, il est intéressant de prendre un paysage en une seule prise avec la quantité d’espace, d’individus, d’oiseaux, ce « fouillis d’oiseaux » comme le définissait Olivier Messiaen dans son Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie12 ; et Jean Roché ne refusait pas cette méthode. On cherche par exemple la profondeur de la forêt, ses acoustiques particulières, les mobilités des oiseaux ; sont-ils près de moi, dans un arbre, en vol ? Certains paysages s’y prêtent mieux que d’autres. Par exemple, un paysage nocturne est souvent plus statique qu’un paysage diurne. Imaginez la scène : au bord du fleuve Danube, de minuit à trois heures, on observera très peu de changements. Les batraciens et les insectes ont tendance à accorder la fréquence de leurs stridulations à la température de l’air : plus la température baisse, plus les vibrations ralentissent, ce qui va changer le rythme des choses, très lentement. Après plusieurs nuits dans cet endroit du fleuve, j’étais capable de me positionner, de choisir un cadrage. Le bon angle était trouvé pour enregistrer ce paysage en une seule prise et restituer son équilibre naturel13.
Cette méthode demande de faire connaissance avec certains individus, une espèce, un individu dans l’espèce. Je réalise alors des portraits d’oiseaux, un peu comme dans un Photomaton, comme si je discutais avec lui en studio14. Pour faire le portrait de l’individu, il faut l’extraire du paysage afin de pouvoir le considérer seul. Cela rejoint peut-être une posture purement ornithologique, scientifique, autorisant l’étude des chants des oiseaux, mais aussi un registre musical. Par exemple, chaque chant présente des variations, il n’est jamais deux fois la même chose. Pour faire ces portraits, il faut prendre soi-même le temps d’habiter les lieux d’enregistrement. Alors, jour après jour, je sais qui se trouve là, dans cet arbre ou ce buisson précis. L’oiseau est dans le lieu qui lui correspond. Pour le portrait de la grive solitaire, j’observais que tous les matins au lever du jour, un individu se plaçait là. Après plusieurs jours de patience et d’attente, je me suis ainsi placé sous cet arbre, tôt le matin, et je n’avais plus qu’à attendre.
Vient alors le temps de la composition : premier plan, second plan, le loin et le proche, les figures sur fond, les mouvements, le temps. J’essaie de reconstituer le paysage tel que je l’ai perçu, avec des objets très détaillés. Comme un peintre paysagiste qui cherche la forme des feuilles d’un tilleul ou d’un peuplier, la présence de tel habitant, le dessin des collines, les pratiques agricoles régionales, la hauteur des reliefs, la forme des rivières, en tresse ou encaissées… Comme lui, j’assemble les caractéristiques d’un paysage, qui n’est jamais une image arrêtée : le son, c’est de l’énergie dans le temps. Un paysage possède une évolution. Au cours de l’enregistrement, presque tout a changé de manière progressive.
Les moments du tournage constituent le matériel de vos essais sonores15. Vous y êtes particulièrement équipé. Votre outil essentiel est le microphone, un instrument d’enregistrement spécifique. Comment décririez-vous son pouvoir ?
Le microphone est une loupe, c’est le microscope des sons. Il permet d’amplifier, d’enregistrer des sons discrets et de les grossir en intensité. Il permet d’aller chercher du détail, là où l’oreille ne peut aller seule. Une fois les sons enregistrés, on dispose d’un document incroyable pour travailler de manière numérique. Par exemple, on peut ralentir les sons pour les ramener au tempo de la perception humaine. Je soulève des mystères en ralentissant des sons. Par exemple : qu’est-ce qui fait l’efficacité de tel ou tel son ? Depuis mon travail dans la forêt canadienne, je me demandais comment le pic flamboyant (Colaptes auratus) pouvait faire sonner un tronc d’arbre de plusieurs tonnes et faire résonner la forêt si intensément. En frappant le tronc de toutes mes forces avec une pierre, j’en suis incapable. Certes, l’oiseau sait où se placer, il joue des ventres et des nœuds du bois comme le font les percussionnistes. À force d’observation, le pic connaît les bons emplacements. Je peux aussi ralentir le tambourinage du pic : deux octaves en dessous (c’est-à-dire quatre fois plus lent), le chant devient analysable. Soudain, ce n’est plus « tac » que l’on entend, mais « tac-tac », deux impacts. Est-ce un écho ? Comment deux frappes peuvent-elles être jouées si vite ? Intrigué, j’ai ralenti tous les individus de cette espèce, avec la même conclusion : chaque coup est double ! Mais je ne pouvais expliquer comment le pic obtenait cet effet perceptible uniquement au ralenti. Un jour, par hasard, j’ai observé un pic depuis un Abribus à Montréal : il tambourinait le bec ouvert. J’ai alors compris : les deux impacts sonores correspondent aux deux mandibules du bec, qui frappent l’une après l’autre avec un espace de temps très resserré, ce qui amplifie le son. Comme un joueur de batterie qui laisse un très court décalage entre l’impact de ses deux baguettes sur la caisse claire afin de donner plus de son, ce que nous appelons un « fla ». Olivier Messiaen disait que les oiseaux ont tout inventé dans le domaine de la musique. Effectivement, ici nous entrons dans les secrets de la fabrication du son.
Avec cet effort de restitution, avez-vous l’impression de révéler des choses cachées, de percer des mystères du vivant ?
L’audionaturaliste serait un médiateur, l’un de ceux qui s’emploieraient à montrer l’invisible, l’inaudible ou l’indicible, en tout cas ce que l’on n’arrive plus à percevoir, ce qu’on ne sait plus ou n’a jamais su entendre. Son travail serait donc un acte de médiation, il serait un « voyant » au sens de Rimbaud, c’est-à-dire un porte-parole capable de sentir, de percevoir les choses et de les rendre visibles aux autres. Beaucoup attribuent cette fonction à l’œuvre d’art, considérant que l’artiste est moins un créateur qu’un transmetteur. La médiation de l’audionaturaliste serait un travail à la fois artistique et scientifique, cherchant à rendre compte de ce qu’est un paysage. En ce sens, je souhaite m’effacer derrière la chose et ne fais rien d’autre que de montrer la beauté et la complexité qui m’apparaissent.
La médiation de l’audionaturaliste serait un travail à la fois artistique et scientifique, cherchant à rendre compte de ce qu’est un paysage. En ce sens, je souhaite m’effacer derrière la chose.
Mais l’audionaturaliste part aussi à la découverte. Grâce à des attitudes de grande patience et un sens très développé de l’observation sonore, mais aussi à la qualité grandissante des outils de prise de son (microphones, enregistreurs) ou encore d’analyse des enregistrements (possibilités de filtrage, nettoyage des sons, ralentissement, voire amplification), l’audionaturaliste met en évidence des subtilités sonores jamais observées auparavant16. Par exemple, des sons très ténus dans le chant d’une simple mésange, des rythmes complexes que l’oreille humaine ne perçoit qu’au ralenti, la présence de micro-intervalles produisant des formules mélodiques inouïes, des sons instrumentaux (claquements de bec, froissements de plumes, tambourinages, etc.). Tous ces sons apportent beaucoup à l’éthologie, c’est-à-dire la science des comportements qui étudie la communication animale, ce qui inclut les accents et dialectes locaux, les capacités d’apprentissage et de transmission des savoirs, la définition des territoires, les codes vocaux au cours des migrations, les communications inter-espèces… la liste s’enrichit perpétuellement. Prenons un dernier exemple : grâce à l’écoute doublée de nombreuses observations, le geai des chênes, ce petit corvidé si commun dans nos campagnes, apporte de nombreuses informations par ses manifestations vocales. Ce n’est pas pour rien s’il est souvent surnommé « la sentinelle des forêts ». En effet, il ne vit pas au centre des forêts mais à leurs lisières, et chaque fois que quelqu’un pénètre dans ce territoire, il pousse une alarme dite d’intrusion. Mais ce qui surprend le plus, c’est que cette alarme est comprise de tous les corvidés mais aussi d’autres espèces d’oiseaux, voire de certains mammifères ! De plus, ses manifestations vocales sont très variées. Il est capable d’inclure à son propre vocabulaire des imitations de nombreux autres oiseaux chanteurs ou rapaces. Ces imitations jouent un rôle dans la définition de territoires, mais sans doute véhiculent-elles aussi une multitude d’autres informations dont nous ignorons le sens, et que nous mettrons du temps à comprendre. Ici, les confrontations de divers enregistrements en provenance d’audionaturalistes venus de régions diverses seront très précieuses.
À quelles propriétés des chants d’oiseaux êtes-vous particulièrement attentif dans votre démarche ?
Je suis très attentif aux rythmes, à la temporalité de la journée et des saisons. Je me représente souvent des horloges individuelles nombreuses dont certaines, comme celles des insectes ou des oiseaux, tournent très vite, alors qu’une horloge identique tourne pour tout le monde : celle de la Terre, rythmée par ses rotations et ses alternances entre le jour et la nuit. Des quantités d’horloges tournent simultanément et leurs rythmes s’imbriquent. L’horloge des oiseaux ne va pas à la même vitesse que la nôtre qui est plus lente et pourtant tellement plus rapide que celle des éléphants ! La vitesse de ces différentes horloges est liée au format des espèces. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’aime varier la vitesse des sons des oiseaux pour les ramener à ma propre échelle temporelle.
D’autres paramètres font varier le tempo des horloges. Par exemple, le paysage sonore nocturne se ralentit progressivement avec la baisse de la température. Le matin, aux premières lueurs, les oiseaux entrent dans le paysage les uns après les autres par leurs chants, dans un ordre précis, avec une exactitude presque métronomique. D’une certaine manière, ils vous donnent l’heure ! À Blois, le petit-duc scops racontera la transition entre la nuit et le jour, un rouge-queue noir ou un rouge-gorge chanteront au petit matin ; et il faudra attendre un bon moment avant que ne chantent les tourterelles turques. Les chants de chaque espèce sont inscrits dans une journée. De mon point de vue, la composition d’un paysage sonore respecte une unité de lieu et une unité de temps. C’est pour cela que je dois me lever tôt et entrer moi-même dans le paysage avant que le jour ne se lève. Alors, quand je suis déjà là, je fais partie du paysage, je ne fais pas une intrusion qui rompt un équilibre.
Vous reste-t-il un rêve d’enregistrement ?
Mes rêves sont nombreux ! Je voudrais enregistrer correctement le solitaire siffleur en Martinique, ainsi que le troglodyte musicien qui, à lui seul, justifierait un voyage au Pérou. Je suis toujours à la recherche d’un endroit que je ne connais pas et où je ne sais pas ce que je vais trouver, tout en restant conscient du fait que l’inconnu et le merveilleux sont souvent juste à notre porte si nous savons écouter.
Entretien paru dans Les Cahiers n°18, « La mesure du vivant », 2020, p. 108-117.
L’ouvrage est disponible en librairie.
Photo de couverture : Daniel Lepoutre.
- Dans le cadre d’un stage de formation en création sonore « Enregistrer le paysage : la Camargue au-delà des clichés », Phonurgia, Arles, 22-27 mai 2017.
- Bernard Fort a par exemple composé : Le Miroir des oiseaux (GMVL, CD 36, 2009), Paysages de Toscane (Frémeaux et Associés, FA 695, 2012) ; La Pluie (Frémeaux et Associés, musée du Quai Branly, FA 693, 2012), Paysages sonores de l’Inde du Sud (Frémeaux et Associés, 2018).
- L’entretien dispose d’illustrations sonores, accessibles sur la version en ligne du texte, sur cette page.
- Institut de recherche et de coordination acoustique musique (Ircam), fondé en 1978 par Pierre Boulez, en lien avec le Centre Pompidou.
- Paul Klee, Écrits sur l’art, II, Histoire naturelle infinie : ordre théorique des moyens de la création, lié à l’étude de la nature, et chemins constructifs de la composition, Dessain et Tolra, 1977.
- Une figure fractale est un objet mathématique, telle une courbe ou une surface dont la structure est invariante par changement d’échelle. Dans la pièce en question, je tentais d’appliquer cette conception au son et à la composition musicale.
- « Le lieu sonore […], ce n’est donc pas le lieu où le sujet viendrait se faire entendre […], c’est au contraire un lieu qui devient sujet dans la mesure où le son y résonne […]. La mise en branle du lieu est identiquement celle de l’instant présent. » Jean-Luc Nancy, À l’écoute, Galilée, 2002, p. 38-39.
- Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde, Seuil, 1997.
- Daniel Fabre, La Voie des oiseaux, La Sorbonne, 2019.
- Bernie Krause est un audionaturaliste américain à qui nous devons le terme de bioacoustique. Il est aussi musicien et a composé de nombreuses musiques de film.
- Jean C. Roché est un ornithologue français à l’origine de ce que l’on appelle désormais l’école audionaturaliste française. Passionné par le paysage sonore et les chants des oiseaux, il se définit lui-même comme un ornithomélologue. Il a réalisé plusieurs centaines de disques, ainsi que les premiers guides sonores permettant d’apprendre à identifier les espèces par le chant.
- Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, Leduc, 2002.
- Bernard Fort, Danube sauvage (Frémeaux et Associés, SIT 30030-2, 1997).
- En studio, j’avais expérimenté la relation entre lumière et chant : l’oiseau dans sa cage (un bec-d’argent) était dans le noir, isolé dans une chambre sourde et semblait dormir. Si je mettais la lumière, il chantait comme au lever du jour. Je pilotais son chant avec un interrupteur !
- Pour un exemple de carnet de tournage d’un preneur de son, voir Jean-Guy Coulange, Je descends la rue de Siam. Carnets sonores et photographiques, Hippocampe, 2016.
- L’histoire de l’intérêt scientifique pour les sons produits par les animaux va de concert avec l’histoire des techniques analogiques, puis numériques. Voir Joshua de Paiva, « Savoir qui appelle ici – Entretien avec Karl-Heinz Frommolt, conservateur de la Tierstimmenarchiv », Billebaude, n° 14, Mondes sonores, Fondation François Sommer/Glénat, 2019