Le paysage, comment, encore et pourquoi
Jean-Christophe Bailly
Certes, quand un danseur danse, quand un peintre peint ou quand un cinéaste filme, ils ne se demandent pas à chaque instant : qu’est-ce que la danse, qu’est-ce que la peinture, qu’est-ce que le cinéma ? Et pourtant, cette interrogation revient toujours, et au point qu’elle est même constitutive de l’art, de ce qui fait de la pratique artistique autre chose qu’une simple technique appliquée, autre chose qu’une opération d’utilité ou de routine. S’il est autre chose que simple exécution, et autre chose que le simple exercice d’un talent, l’art s’ouvre toujours sur l’abîme de sa formation. À chaque pas ou plutôt à chaque crise il retombe sur l’arbitraire possible de ses choix, ou sur l’« à quoi bon ? » de sa destination, ou encore sur la question de ses limites. Derrière le métier, et quels que soient les apports de celui-ci, veille un apprenti farouche. Le sens même de la fabrique, de l’atelier, du studio, c’est d’être le lieu où cette hésitation est reçue, accueillie, et où toujours il faut se confronter à des fondamentaux, à une sorte d’ABC avec lequel il faut apprendre, refaire, recommencer.
Voulant parler du paysage, et voulant aussi introduire ces nouveaux Cahiers de l’École de Blois, je ne dis pas cela pour forcer les choses et faire automatiquement entrer le paysage dans les arts, mais parce qu’à son endroit, justement, le flottement est de mise.
Bien que le travail paysager soit très ancien, au moins aussi ancien que l’architecture, jamais il n’a véritablement acquis son autonomie : art sans muse axé sur quelques grands noms et lié à la coutume, relégué loin des académies, il semble avoir survécu dans une sorte de remise charmante et lointaine qui, aujourd’hui, de toute évidence, ne lui convient plus. Et alors même que depuis une trentaine d’années, cette autonomie se dessine, elle n’est pas telle encore qu’elle s’impose en toute clarté. De telle sorte que lorsqu’il a à se confronter à lui-même, le paysage, l’art du paysage, ne dispose même pas d’une tradition critique, d’une tradition de ses crises formatrices. C’est comme si ses propres fondamentaux et ses propres nœuds de mémoire s’égaillaient dans la nature. Un paysagiste est-il un ingénieur, un artiste, est-il les deux à la fois, si c’est, comme je le crois, possible ? A-t-il affaire d’abord à la ville, au paysage urbain, ou doit-il continuer de se concevoir, dans l’acception la plus généreuse du terme, comme un jardinier ?
Quels sont les liens de ce qu’il fait ou est censé faire avec l’architecture, l’urbanisme, mais aussi avec la géographie, l’histoire, l’écologie, les sciences de la nature ?
Un paysagiste est-il un ingénieur, un artiste, est-il les deux à la fois, si c’est, comme je le crois, possible ? A-t-il affaire d’abord à la ville, au paysage urbain, ou doit-il continuer de se concevoir, dans l’acception la plus généreuse du terme, comme un jardinier ?
En fait, et telle est aussi la richesse de ce métier, il n’est pas véritablement fixé sur son sort, il ne peut pas dessiner valablement autour de lui d’incontestables limites. À l’intérieur de ces contours encore flous, le paysage cherche à atteindre à la conscience de soi. Mais tandis que les travaux théoriques consacrés à l’histoire de la formation du paysage et de la conscience paysagère se multiplient, l’espace des enjeux et des pratiques reste ouvert et la gamme d’interventions qui va pour ainsi dire de la niche à chien jusqu’à ce qu’il est convenu d’appeler le « grand paysage » a de quoi décontenancer. Pourtant, c’est dans cette flexibilité même de ses échelles et dans le caractère incertain de ses limites que le paysage avance, pas à pas, vers sa définition. Ce qui pourrait lui arriver de pire, ce serait, je crois, une mise aux normes et une catégorisation étroite de son champ d’existence.
Face à la complexité de ses chantiers et à l’incertitude de son étendue, le paysage se trouve donc en situation de recherche. Il est normal dès lors qu’à cette incertitude qui pourrait être érigée en principe vienne s’opposer une vision réductrice qui, au nom de l’empirisme, voire du bon sens, voire des impératifs de la communication, tend à imposer une sorte de catalogue de solutions et un véritable conformisme du mode d’intervention. Et l’on voit se mettre en place des chemins, pavés de bonnes intentions sans doute, mais qui ont pour effet de réduire la complexité avec laquelle le paysage, normalement et pratiquement dans toute situation, est en accès direct. Le risque existe de voir un métier qui se tendait à la limite de la rupture entre le geste artistique et la compétence quasi scientifique, passer à un simple métier d’aménagement, et de voir parallèlement ce qui relevait d’une conscience critique s’effacer devant l’idéologie de la société de loisir.
Le risque existe de voir un métier qui se tendait à la limite de la rupture entre le geste artistique et la compétence quasi scientifique, passer à un simple métier d’aménagement, et de voir parallèlement ce qui relevait d’une conscience critique s’effacer devant l’idéologie de la société de loisir.
Je ne fais pas allusion ici à ce corps de contraintes que, comme les architectes ou les urbanistes, les paysagistes doivent intégrer dans leurs projets et qui fait naturellement partie du champ d’existence même de l’acte paysager. Ce à quoi je pense, c’est plutôt à un type de projets et à la valorisation, à travers eux, de toute une série de pratiques d’encadrement de la vie sociale dont on demeure en droit de contester les fondements et qui ont toutes pour finalité de produire des images raisonnables et simplifiées, consensuelles et factices. « J’avais rêvé à beaucoup plus », serait fondé à dire l’étudiant frais émoulu d’une école et qui se retrouve au fond d’une agence à rectifier la signalétique d’un circuit de randonnée ou l’arête d’un trottoir. Bien sûr, tout compte, et il ne s’agit pas ici de hiérarchie, mais ce que je crois, c’est que le rêve par lequel on entre dans ce métier ne doit pas se dissoudre et qu’il y a, disons, un climat de projet qui a ce pouvoir de dissolution.
En d’autres termes, s’il y a quelque chose d’utopique à vouloir rester au contact de la complexité et à vouloir tendre ensemble un spectre entier de disciplines dissemblables pour coller à cette complexité, je crois que cette utopie doit être maintenue. L’utopie n’est pas seulement un ferment, c’est d’abord une tension : entre le lieu tel qu’il est et ce qu’il peut devenir, elle est ce qui soutient la possibilité de la lecture globale, donc de l’interprétation, donc du changement possible. Elle est ce qui soutient qu’aucune simplification, qu’aucun trafic de plates-bandes, qu’aucun simulacre n’est tenable à long terme.
Le rôle de ces Cahiers, c’est bien sûr d’accompagner le travail de l’École, et il me semble que justement ce qui définit cette école c’est la conscience de la nécessité de l’utopie, la conviction qu’il est nécessaire de maintenir une approche multiple susceptible de faire toucher du doigt la complexité du réel pour pouvoir, quand c’est nécessaire, le changer. Lorsque je dis que je travaille à l’École nationale supérieure de la nature et du paysage, la plupart de mes interlocuteurs, s’ils ne sont pas du métier ou du milieu, prennent tous un air enchanté : ils voient aussitôt des oiseaux, des jardins, des fontaines. Et s’ils me demandent, ce qui est souvent le cas, ce que j’y fais exactement, je leur dis que j’y enseigne l’histoire de la formation du paysage et, pour bien me faire comprendre, j’ajoute régulièrement que cette histoire court « des cavernes aux HLM » : de telle sorte que la masse sombre d’une tour ou d’une barre vient pour ainsi dire écraser les massifs et les couverts, les jardins et les floraisons qu’ils avaient initialement imaginés.
Mais tel est bien l’écart dans lequel les métiers du paysage se déploient : entre quelque chose de très archaïque et de continu qui a à voir avec le rêve d’un paradis et quelque chose de menacé et de menaçant qui a à voir avec l’actualité, y compris politique, la plus directe. Comment concilier les deux, comment même tenir qu’un lien soit possible ?
Déjà, en ce qui me concerne, en racontant des histoires, en suivant les milliers de milliers de pas qui conduisent de la première sente tracée par des pieds nus dans des hautes herbes à telle sente que les habitants d’une cité, justement, auront recréée, insoucieux de la trame existante, retrouvant sans le savoir une logique inscrite depuis le néolithique. Ou encore en suivant une histoire de graines, des premières sélections prélevées sur des céréales sauvages au bord de l’Euphrate à ces semences transgéniques qui introduisent dans les champs la main invisible des grands groupes industriels prédateurs. Ou en racontant, des insulae de l’Antiquité aux parcelles des temps modernes, l’histoire du découpage foncier, et celle, concomitante, difficile, de l’espace public qui s’insinue entre les emprises privées pour pouvoir figurer, entre elles, l’espace symbolique d’un partage.
Cela, c’est mon travail, et depuis que je le fais, j’ai appris aussi à essayer de regarder autrement ce que je voyais, à déceler dans l’« existant », comme on dit, les prodigieuses quantités de sédimentations historiques qui le constituent. C’est surtout un travail d’hiver, de mi-septembre à avril, et pour le faire, je dois prendre le train de 7h 22 à la gare d’Austerlitz, autrement dit, dans la nuit encore épaisse ou dans le jour qui se lève, traverser les banlieues sud de Paris puis la Beauce et enfin arriver à Blois en longeant le fleuve sans le voir. Il y a à ces voyages réguliers et à ces continuels allers-retours un plaisir particulier, un peu comme si l’on disposait, envers les autres voyageurs, d’une sorte de droit coutumier. Je m’aperçois que, grand lecteur pourtant, je lis peu au cours de ces voyages, pas seulement à cause de l’heure matinale et de la somnolence, pas seulement à cause de l’agrément d’avoir, parfois, des compagnons faisant le même trajet pour les mêmes raisons. Mais aussi parce qu’il y a comme un contrat distendu entre le paysage et moi, ponctué par des signes particuliers, de natures très diverses et où les époques se chevauchent.
Soit, dans le sens Paris-Blois, avant même la banlieue, ces espaces encore en chantier qui entourent la bibliothèque de Perrault veillant sur eux comme un antipathique quarteron de sentinelles. Que seront-ils ? On ne le sait pas, on voit des grues, des efforts, on devine que tout cela oscille entre un parti pris de modernité et des nostalgies de jardinets, tout comme est hésitante et consensuelle la toponymie qui donne à la fois une rue à Kafka et un quai à Mauriac… Mais tout va vite, et c’est déjà la première banlieue, l’antique ceinture qui n’a plus de vraiment rouge que ses briques. Ivry, Vitry, les serres des jardiniers puis le train fait une courbe vers l’ouest et rejoint des espaces plus ajourés, où les noms ne sont plus ceux de la banlieue mais ceux de l’Île-de-France, Sainte-Geneviève-des-Bois où je voudrais que le train s’arrête, parce qu’il y avait là une colonie russe, puis – peut-être s’est-on un peu assoupi – Étampes et sa gare profondément engorgée, où se croisent le souvenir de visites faites à Michel Leiris peu avant sa mort (la grande sculpture de Picasso dans le jardin, la fresque de Fernand Léger dans la salle à manger, l’extraordinaire courtoisie angoissée de notre hôte, sa solitude de vieil homme, ses nœuds de cravate trop grands) et celui d’un stage, des années auparavant, dans l’organisation gauchiste à laquelle j’ai appartenu (l’une des deux sœurs X s’était fichue en l’air en scooter avec un garçon au lieu d’écouter un rapport sur la Palestine), puis la platitude absolue de la Beauce, à peine rompue de loin en loin par une grosse ferme ou un silo, paysage pour moi plutôt décourageant mais dont je me souviens que Juan José Saer, écrivain argentin exilé qui a enseigne des années à Rennes et coupant donc en train, plus au nord, vers Chartres, la mème plaine, a dit qu’elle lui évoquait la pampa… Avec, sur le côté gauche du train, les ruines du monorail Paris-Orléans, projet avorté de la grande époque gaullienne dont ne reste aujourd’hui qu’une ligne de béton au-dessus des blés, absolument tragique quand il y a de la brume et qui évoquerait plutôt des travaux sibériens si elle n’était couverte d’inscriptions bien françaises contre l’avortement, le tout s’évanouissant dans le no man’s land de la gare des Aubrais qu’il vaut mieux ne pas fréquenter longtemps quoiqu’elle puisse offrir, mais alors plutôt le soir, des sortes d’élongations fatalistes (elle doit être beaucoup mieux l’été, avec les vaguelettes de l’air chaud et gras au-dessus des voies ferrées et des herbes folles).
À partir de là, sur cette ligne Paris-Tours, tout change, et il y a trois arrêts avant Blois : Meung-sur-Loire, Beaugency et Mer. Potagers, ardoises, vapeurs sur les champs, Beaugency très belle semble-t-il, et digne de la chanson (Vendôme, Vendôme…) qui la courbe dans un pli médiéval et nervalien auquel la centrale nucléaire de Saint-Laurent, avec ses grands chaudrons fumants, est évidemment indifférente. Le temps de penser aux doses d’iode distribuées aux riverains au cas où un accident surviendrait, un nuage passe, chargé du souvenir de la lecture du livre bouleversant de Svetlana Alexievitch sur Tchernobyl, mais l’on est déjà presque arrivé et Blois, en comparaison avec ce que l’on a vu, semble presque une grande ville. Jamais je ne manque, c’est presque une superstition, l’aperçu qui s’ouvre sur le plus beau côté du château, celui des Loges (souvenirs tournoyants de promenades nocturnes, la place en cuvette sous le château avec son grand séquoia). Ensuite encore il faut traverser la Loire par le nouveau pont, et c’est toujours une surprise, qui atténue le regret que l’École n’ait pu encore, par suite d’inconcevables lenteurs, s’installer face à la gare dans les anciens bâtiments de la chocolaterie Poulain. On guette les hérons, la hauteur du flot, sa vitesse, les remous argentés qu’il fait en amont vers le pont Gabriel à la belle et nerveuse courbure, on voit, au printemps, des nuages de moucherons au-dessus des peupliers, puis enfin l’on rejoint les baraques Algéco où campe depuis huit ans l’École, près du lycée horticole, dans cette zone intermédiaire qui est entre les levées, sur le lit majeur du fleuve, c’est-à-dire avant tout dans une lumière à la fois immensément donnée et comme sans force.
Mais voilà, ce qu’on a vu et que l’on connaît désormais par cœur, c’était quoi ? Du paysage et rien que du paysage, oui sans doute et comme on peut le voir dans le long travelling du chemin de fer et tel que c’est, avec des trouées de beauté jaillissant dans un ensemble de traits à la fois dépareillés et banals. Voudrait-on qu’une armée de paysagistes vienne ici et là rectifier le tir et augmenter les puissances latentes de l’étendue ? Non, on n’y pense même pas, on est comme empaqueté dans l’« existant », c’est-à-dire dans l’existence des choses et c’est comme une sorte de désert, car on croise très peu d’êtres. Souvent, au cours de voyages moins habituels que celui-ci, et en particulier devant des riens, herbes folles frémissant au bord des voies, faible jardinage derrière un pavillon, angle de rue avec un bistrot, il m’arrive de me demander ce qu’il faudrait faire pour qu’il y ait dans les choses et dans leur arrangement davantage de beauté et de ferveur, mais aussitôt je trouve cette pensée insolente, et je crois que l’on touche là à la véritable aporie du paysage.
Mais voilà, ce qu’on a vu et que l’on connaît désormais par cœur, c’était quoi ? Du paysage et rien que du paysage, oui sans doute et comme on peut le voir dans le long travelling du chemin de fer et tel que c’est, avec des trouées de beauté jaillissant dans un ensemble de traits à la fois dépareillés et banals.
Ce qui m’apparaît, c’est en tout cas que le travail ne consiste pas à maquiller les choses, c’est qu’il doit y avoir, avant tout, une considération pour ce désordre apparent, pour ses maladresses, ses naïvetés. En d’autres termes, que l’art du paysage ne consiste pas à imposer ici et là et tant bien que mal des redressements, des corrections, mais qu’il n’a de sens qu’à produire de l’intelligibilité, dans une gamme étendue qui va de l’acte franc à une incertaine douceur. Le contraire quoi qu’il en soit de tout ce qui peut ressembler à des interventions faites sur catalogue, le contraire de tout ce qui tend à configurer les choses pour qu’elles ressemblent à ces images de rues et d’espaces proprets qu’affectionnent les promoteurs immobiliers et les compagnies d’assurances. Par conséquent des surprises et des inventions, par conséquent des audaces et des secrets. Par conséquent, je le dis maintenant en revenant à mon point de départ, un art, et qui sache violer l’existant, mais parce qu’il le désire, au lieu de vouloir simplement le rendre présentable.
Deux réflexions, pour finir ce texte décousu, que j’ai souhaité tel. À la radio, j’entends l’ingénieur responsable de la construction du bateau qui vient de remporter le Trophée Jules-Verne déclarer que le plus intelligent des marins, c’est celui qui reste le moins longtemps sur la mer. On ne saurait être plus clair : non seulement toute rêverie liée à la mer, aux ports, aux marins, aux bateaux suit une pente exactement inverse, mais encore une telle phrase, tout entière enfermée dans l’idéologie de la performance, nous fournit-elle un pur contre-exemple. Il me semble justement que le paysage, marin ou autre, demande du temps, et que les actes paysagers les plus conséquents sont ceux qui produisent du temps, des durées, de la lenteur et que s’ils parviennent à être des points de condensation au sein d’un tissu quel qu’il soit, c’est justement en y ouvrant des puits et des aires de ralentissement spontané.
Autre remarque : au cours des journées qui réunirent les différentes écoles de paysage à Chaillot il y a deux ans, une paysagiste annonça qu’il n’y avait pas plus de paysagistes en France qu’au Danemark, pays pourtant beaucoup plus petit. Je me fis alors la réflexion (ou je la fis à voix haute, je ne me souviens plus) que le Sahara, où aucun paysagiste n’est jamais intervenu à ma connaissance, est tout de même beaucoup plus excitant pour l’imaginaire que le Danemark. Une telle remarque ne vaut pas blâme pour la profession, mais pour une certaine conception du métier, qui le menace et qui réduit son credo écologique à une simple variante du confort, à une sorte de « roulez poussettes » aux normes européennes dans lequel l’enjeu véritable du paysage est si affaibli qu’il en est méconnaissable.