Paysage avec cicatrices
Jean-Luc Nancy
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Visitons d’abord le pays des cicatrices : nous verrons ensuite comment elles peuvent survenir au paysage.
Les cicatrices sont d’origines diverses. On pense le plus souvent à la blessure, puis à la chirurgie, blessure guérisseuse. Cette dernière parfois est la conséquence de la première dont il faut réparer les dégâts. La blessure peut avoir déchiré les chairs de telle sorte que leur cicatrisation spontanée gardera les allures tourmentées de la violence initiale. L’incision chirurgicale au contraire peut se faire si fine qu’après un temps suffisant la suture devient presque invisible.
Il est ainsi des cicatrices qui demeurent cruelles tandis que d’autres évoluent en signes de leur propre effacement. Toutes sont émouvantes, soit qu’elles parlent d’accident, de guerre ou d’agression, soit qu’elles évoquent une forme de sauvetage, comme celle d’une opération du cœur, d’une césarienne, d’une greffe, etc. Aussi longtemps que la guerre fut glorieuse, les cicatrices des soldats le furent aussi. Le narrateur proustien écrit de son ami Saint-Loup qu’il « avait au front une cicatrice plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l’empreinte laissée par le pied d’un géant1 ». La cicatrice est une empreinte, une inscription, presque une signature : elle détient souvent une capacité d’identification, et les histoires anciennes sont remplies de reconnaissances dues à des cicatrices. Œdipe en est un exemple parmi beaucoup.
Toujours la cicatrice tient un équilibre instable et changeant entre le coup reçu et le signe arboré, tout comme entre la meurtrissure et sa réfection. L’une ne va pas sans l’autre, faute de quoi il ne s’agirait plus de cicatrice.
Toujours la cicatrice tient un équilibre instable et changeant entre le coup reçu et le signe arboré, tout comme entre la meurtrissure et sa réfection. L’une ne va pas sans l’autre, faute de quoi il ne s’agirait plus de cicatrice : certaines plaies légères disparaissent sans reste dans une reconstitution intégrale de la peau. De même se joue un rapport délicat, labile entre l’affirmation d’une victoire sur la meurtrissure – donc en quelque façon sur le meurtre – et l’aveu d’une souffrance inscrite à jamais. Dans l’un et l’autre cas, signatures sans contrefaçon possible.
Comme la matière propre de ces paraphes, un tissu conjonctif secondaire, de nature fibreuse, se développe dans la suture des bords déchirés. C’est ce tissu qui peut disparaître à la longue, se résorbant dans les tissus ordinaires, ou qui peut persister de façon plus ou moins marquée selon les circonstances. Autrement dit, une cicatrisation peut être dite complète lorsque la plaie ou l’incision est définitivement refermée par la cicatrice, mais on peut aussi comprendre qu’elle n’est – tendanciellement – intégrale que lorsque la cicatrice elle-même disparaît. On voudrait préciser qu’il s’agit avant tout d’une conservation ou d’une disparition pour le regard, et que les choses peuvent être différentes dans l’épaisseur des tissus. Mais nous aurons à constater que le regard joue précisément un rôle important tant à l’égard de la cicatrice qu’à celui du paysage.
Il y a donc autour de la cicatrice une prolifération remarquable de significations et d’enchaînements contrastés, paradoxaux ou dialectiques. Cette richesse signifiante donne au corps balafré (un mot apparenté à lèvre) une sorte d’éloquence et de lisibilité énigmatiques, pareilles à celles d’une carte dont on ne connaît pas les codes de composition ou à celles, là encore, d’une signature inconnue. Un corps porteur de cicatrices – on dit couturé si elles sont nombreuses – offre une géographie. Comme toutes les géographies, c’est aussi et peut-être d’abord une histoire.
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Il y a même une préhistoire commune à tous les mammifères, dont la cicatrice est le nombril. Ce mot retient l’idée de saillie ou de bosse (umbo, omphalos) qui appartient toujours à la cicatrice en s’y mêlant ou en s’y nouant à l’idée de creux ou de fente, l’excroissance provenant de l’évidement.
Le nombril est la marque simultanée de la séparation et de l’autonomie. Il inscrit de manière ineffaçable une limite de l’individuation et dans le paysage du corps il signale la communication essentielle des existences, leurs successions et leurs mêlées. C’est pourquoi certains ont pu assurer, et parfois mettre en peinture2, qu’Adam et Ève étaient dépourvus de nombril, étant en somme plus divins que terrestres.
On a plus d’une fois voulu désigner un ombilic du monde : un lieu où se laisseraient situer à la fois le centre, le moyeu du monde et l’axe de sa provenance à partir d’un ailleurs enfoui dans ses entrailles. (L’omphalos de Delphes, une pierre bombée, peut être phallique mais affecte aussi bien la forme bombée du nombril non refoulé que pratiquent certaines cultures.) Mais on a privilégié la signification du centre et on ne s’est pas avancé jusqu’à imaginer le cordon ombilical du monde sortant d’un ventre. On sait qu’il faudrait alors penser ce ventre à son tour soit comme une expansion obscurément rétrojetée du monde lui-même, soit comme un monde autre et dont l’autonomie serait à son tour ténébreuse. En préférant le centre au ventre, on écarte la question de la dépendance – aussi bien celle de l’enfant envers une mère que celle qui conjoint mère et père – et d’une multiplicité originelle. Lorsque en revanche on accepte cette dernière, comme il arrive dans la plupart des mythologies non monothéistes, on accepte aussi la cicatrice de la provenance et du rapport.
Pour traiter le corps comme un paysage, il faut superposer à la marque de sa relation aux autres corps les traits de son autonomie, de son autochtonie voudrait-on dire ou de son aborigénie, de sa configuration entière antérieure à toutes blessures, meurtrissures ou défigurations. La possibilité de la cicatrice suppose une intégrité première et en quelque façon sans rapport à un dehors – mais en même temps elle implique la possibilité d’un tel rapport puisque la cicatrice, à l’instar du nombril, représente le lieu et le processus d’une intrication entre dehors et dedans, entre ouverture et clôture.
La possibilité de la cicatrice suppose une intégrité première et en quelque façon sans rapport à un dehors – mais en même temps elle implique la possibilité d’un tel rapport puisque la cicatrice, à l’instar du nombril, représente le lieu et le processus d’une intrication entre dehors et dedans, entre ouverture et clôture.
Pour traiter de manière symétrique le paysage comme un corps et pouvoir y découvrir des cicatrices, il faut donc à la fois lui reconnaître une intégrité et un rapport à un dehors. La difficulté saute aux yeux – c’est le cas de le dire, le paysage étant d’abord une vue – puisqu’il n’est pas facile de penser le dehors ou l’autre du paysage dans un monde de l’immanence (un monde où nul lieu n’est sans pays, où aucun land n’est no man’s). Mais on peut essayer de relever le défi.
Les géologues parlent bien de cicatrices, mais non sans hésitation. Parfois c’est à propos d’effets produits par une cause manifestement externe comme la chute d’une météorite : tel était le cas de la structure en forme d’ammonite géante connue sous le nom d’Œil de l’Afrique (ou sous le nom mauritanien de Guelb el Richat) jusqu’à ce qu’on la comprenne comme le produit d’un phénomène volcanique très ancien. L’exemple est éloquent : le passage de la cause externe à une cause interne tend à effacer le mot cicatrice, et par conséquent aussi la chose ou quelque chose au moins de cette chose. Il ne s’agit plus d’une meurtrissure infligée à la terre, mais de ses propres mouvements, fussent-ils convulsifs. De manière analogue, on peut voir des descriptions géologiques qui mettent entre guillemets le mot « cicatrice » pour parler par exemple du Sillon de Bretagne, cette faille qui provient du choc de l’archaïque continent Gondwana avec l’Armorica et qu’une dénivellation d’une centaine de mètres inscrit aujourd’hui dans le paysage auquel, bien entendu, elle appartient.
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Nous comprenons au moins que pour parler de cicatrice il faut avoir discerné la configuration d’un paysage, sa corporéité pourrait-on dire : une plaine – large, profonde, en vallée, en plateau – une montagne – à vaches, à bouquetins, à aigles – une forêt – de sapins, de chênes, d’essences mêlées – un rivage, un faubourg, une zone industrielle, etc. Il faut cette configuration – bien que jamais sans doute elle ne se fige en une pure « figure » – afin de percevoir un paysage individué dont il faut décider où il commence et où il finit. (On pourrait s’arrêter ici sur les rapports que le paysage entretient avec la peinture de paysage et se demander si celle-ci peut prendre en compte des cicatrices, et comment. Mais ne nous égarons pas.)
Ce qui décide, c’est notre perception – ce qui veut dire en fait : notre être-au-monde. Elle n’est d’ailleurs pas seule, elle se conjoint à celle d’autres animaux qui configurent en même temps que nous. Un paysage a l’amplitude de ce que nous pouvons accueillir du regard, de la marche – ou de déplacements divers – et de la pensée. C’est une affaire d’horizon, ou de zone, c’est-à-dire de « ceinture » (c’est le sens du mot) ou de ceinturage, d’enveloppement à la mesure d’espaces apparentés, liés, complices pourrait-on dire et combinant un certain nombre de masses, de passages, de traversées et aussi d’activités, d’opérations et de signes qui sont le fait de vivants, de machines ou d’engins, et des qualités d’air, de résonance, de lumière.
Où se trouvent les cicatrices, s’il y en a ? Le paysage bosselé des champs de bataille de Verdun peut être dit cicatriciel car le sol s’y réduit à cette agitation de cratères impropre à la marche comme à la culture, espèce de tissu fibreux, coriace et malaisé. Il y a eu meurtrissures de la terre avec le meurtre des hommes dont plus d’un, au reste, a dû finir par se décomposer au fond des trous embourbés. À propos des entonnoirs creusés par la guerre sur le site des Éparges, Jean-Christophe Bailly écrit qu’ils sont « de la cicatrice nue3 ». Ce qui suggère en outre qu’une cicatrice est toujours nue, qu’elle implique en elle une nudité particulière, mêlée de crudité et parfois de cruauté comme c’est le cas ici.
La guerre inflige des blessures, c’est sa fonction, et elle ne vise pas seulement les hommes : elle doit s’en prendre aux lieux, aux sites et aux sols qui sont enrôlés à titre de positions, de caches, de protections, de passages, qui peuvent l’être aussi en tant que sites de fabrication, de dépôt, de production d’énergie. La guerre en fait inflige à la terre – qui comprend aussi air et mer – une réplique férocement inversée de son hospitalité, de ses ressources, de sa respiration.
Dirons-nous pour autant que les villes ou les villages reconstruits après des bombardements forment des cicatrices ? Cela ne se laisse pas aisément penser, cependant il n’est pas impossible de le dire, par exemple, des quartiers reconstruits de Strasbourg, qui continuent à « jurer » avec les tissus urbains des quartiers médiéval, dix-huitième et bismarckien de la ville : ils se perçoivent comme des tissus fibreux, durcis, constitués en marques permanentes.
Il y a longtemps que je n’ai pas été au Havre, mais comme cette ville est liée à certains de mes plus anciens souvenirs je ne peux éviter de trouver un air cicatriciel à la cité d’Auguste Perret qui a remplacé la ville détruite. Je peux en dire autant, avec les variantes nécessaires, de Cologne autour de sa cathédrale. Je ne me reconnais pourtant pas le droit de parler de cicatrice – sinon de ma mémoire. D’une part l’analogie se ferait mieux, peut-être, avec la prothèse, le bras ou la jambe artificiel – et d’autre part de pareils artifices se montrent tout aussi bien sans passé de guerre, donc sans accident ni blessure, dans de si nombreuses constructions nouvelles, réfections, extensions, reprises d’ensembles urbains, voire campagnards (aménagements de zones, de parcours, etc.). Or il n’est pas permis d’identifier toute espèce d’artifice avec la cicatrice sans soulever la question difficile de ce qui peut et doit être considéré comme corps ou comme configuration à l’intégrité de quoi il aurait été porté atteinte.
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Où finit la cicatrice, où commence l’artifice ? La cicatrice n’est-elle pas déjà un artifice naturel ? À propos du paysage, la question est redoutable dès lors que nous devons admettre la rareté du processus proprement cicatriciel, c’est-à-dire de la réfection d’un corps par lui-même, puisque nous sommes dans le paysage et selon lui tout comme il est en nous et par nous – « nous » les laboureurs, c’est-à-dire les travailleurs (labor) et les cultivateurs qui ouvrent et qui fouillent la terre.
Un lac se forme dans un massif montagneux, par une combinaison de pentes, de sols et de sources ou de bassins d’alimentation. Les lacs formés par l’inondation d’une vallée, parfois d’un ou de plusieurs villages, qu’un barrage vient ceinturer, sont-ils des cicatrices, des prothèses, des artifices liés à une technique énergétique ou bien (ou en même temps) ont-ils transformé – d’aucuns diraient parfois « transfiguré » – le paysage de telle sorte que tout en disant ces lacs « artificiels » nous ne voulons pourtant pas, ou plus, les qualifier d’adventices, encore moins de cicatrices ?
Depuis que l’homme cultive et laboure la terre, y creuse des puits, abat des arbres, la face du monde n’en est-elle pas sans répit changée ? Et que dire des carrières, des mines, dont on remarque que c’est à peine si leurs déchirures cicatrisent, restant le plus souvent béantes, vacantes, dangereuses et désolées ? Plus encore, que dire des canaux, des sentiers, dont l’ouverture est la raison d’être ? D’où pourrons-nous tirer un principe qui sépare ce qu’on appelle « l’homme » de ce qu’on nomme « la nature » si le premier provient de la seconde et représente en elle un surcroît d’élaboration, de finalité ou de prodigalité, de gain ou de perte ?
Et que dire des carrières, des mines, dont on remarque que c’est à peine si leurs déchirures cicatrisent, restant le plus souvent béantes, vacantes, dangereuses et désolées ? Plus encore, que dire des canaux, des sentiers, dont l’ouverture est la raison d’être ?
Sans doute la terre cicatrise en tant qu’elle fait corps : les cratères des météorites comme ceux des bombes développent des tissus secondaires dont les sols, les végétations, sans doute aussi les populations animales souterraines sont dépendants et ainsi tributaires en quelque façon de l’accident initial. C’est à ce titre seulement qu’il est juste de parler de cicatrice du paysage : lorsque la terre se comporte comme un corps, unité autonome qui se répare en se reconfigurant et qui tendanciellement fond et reforme ensemble toutes les traces.
À cet égard, la terre se fait paysage au sens où, saisi ou non dans une perception, le paysage s’affirme et fixe ses propres traits – tout comme le pays qui le sous-tend suppose le pagus, la borne fichée en terre, dont le rôle peut être tenu par un arbre ou un rocher aussi bien que par un pieu ou une stèle, identification de lieux, de dieux4. On peut à bon droit considérer sous ce rapport des accidents dus à la terre elle-même5. Jadis des pans de montagne se sont affaissés, plus jadis encore des massifs ou des fosses gigantesques ont déchiré la croûte terrestre. Des failles, des ruptures de plaques se sont produites, ou de grands écarts de température, ainsi que des apparitions et disparitions d’espèces végétales et animales, bouleversant les écosystèmes. La vie des humains n’a fait que succéder à la plus grande partie de ces épisodes considérables dont les plus anciens appartiennent à la formation même de ce que nous nommons « la terre » autant comme planète que comme pangée, grand corps se déployant et s’articulant. Les paysages que nous recevons comme tels sont les aspects relativement stabilisés de ce corps.
Or si nous considérons le corps relativement stabilisé d’un animal adulte, pouvons-nous considérer comme des cicatrices les divers épisodes de la différenciation de ses tissus, de ses organes, de ses fonctions ? Tout ce qui se produit pendant une embryogenèse dans l’ordre de la flexion, de la torsion, de la séparation voire du creusement – et qui souvent comporte de très nombreuses morts cellulaires – se prêterait à considérer le corps formé comme une composition de cicatrices ; le cerveau, en particulier, en offrirait une image suggestive. Cependant nous savons qu’il s’agit d’autre chose, et cela simplement parce que les épisodes de la croissance ne sont pas survenus, par définition, à un corps déjà digne de ce nom.
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Et si nous devions nous considérer, nous les animaux doués de logos, de teknè et de polis – sans oublier le pouce opposable ni le rire – comme les derniers organes développés par le grand corps terrien ? Si la nature par nous se cultivait elle-même ? Si la masse physique – au sens grec de physis, « ce qui pousse », « naturel » – trouvait en nous un phytotron où s’expérimentent plus que des croissances : des excroissances, des bouleversements, des ruptures et des trouées de la massive « nature », en elle-même et donc aussi par elle-même ?
Nous sommes les premiers animaux à faire plus à la terre qu’y creuser des terriers et y marquer des territoires. Nous la pétrissons et la découpons, élevant terrasses des terrils, fabriquant terroirs ou terrines. Nous retournons la terre pour modifier sa fécondité, sa texture, ses usages. Nous « descendons sous terre » pour en extraire les produits des longues cuissons minérales, des vieilles fermentations végétales, nous modelons des paysages urbains, miniers, de pâturages ou de foires, nous déployons des monocultures, des décharges, des couloirs aériens. Nous ouvrons des routes – viae ruptae, tranchées à travers les pays. Si nous cicatrisons toutes ces plaies, ce n’est pas par formation de tissus conjonctifs, fibreux ou autres, c’est par surimposition d’autres tissus – bétons, asphaltes, ballasts – qui connaissent leurs propres accidents – gel, surchauffe, usure – dont les réparations exigent d’autres travaux et substances de colmatage, d’étayage, de comblement.
On parle alors parfois de cicatrices, mais il n’y a pas eu de cicatrisation – ou bien il faut faire entrer dans ce terme toutes les opérations, décisions, activités intellectuelles et techniques qui aboutissent aux réparations, reconstructions, restaurations. Or l’usage montre – sur ce registre mieux que sur le registre du corps – que l’emploi du mot connaît de grandes indécisions : on parle de cicatrices pour des fissures colmatées ou suturées dans le béton, le plâtre ou la pierre, mais on a pu parler aussi de cicatrices pour les bunkers du mur de l’Atlantique, qui sont cicatrices de guerre en un sens tout autre que celui des entonnoirs d’Éparges. Il s’agit toujours d’une signature ou d’un signal de rappel, mais tantôt d’une réparation, tantôt d’une agression non réparée.
Quoi qu’il en soit, pour penser ici une réaction du corps par un bourgeonnement propre il faut concevoir ce corps comme indissolublement instrumental, social, administratif, économique et politique. Or ce corps-là ne se répare pas à véritablement parler : il doit plutôt toujours se doter de nouveaux organes, en expulser ou en laisser s’atrophier certains ; il doit certes produire de nouveaux tissus – sociaux, logistiques, imaginaires, matériels aussi – mais une analogie avec des tissus cicatriciels ne peut guère se soutenir puisque ce corps ne tend pas seulement – voire ne tend pas du tout – à se refaire en s’enveloppant à nouveau. Il se développe au contraire, c’est-à-dire d’abord il se désenveloppe, il délaisse des peaux successives, il mue, il est en mutation, et non seulement de ses organes et de ses fibres mais aussi de ses fins, de ses appétits, attentes, projections. Avec l’homme en elle, la nature est un corps jamais achevé.
À ce compte, la pensée d’une cicatrice ne pourrait rigoureusement s’introduire dans celle du paysage et plus largement du séjour terrestre qu’en venant se déposer exclusivement sur l’homme : c’est de lui qu’il s’agit, de son activité et de ce caractère « merveilleux » et « terrible » que lui reconnaît Sophocle, selon les deux traductions possibles et nécessaires du grec deinos. Il faudrait penser l’homme comme la cicatrisation d’une plaie ouverte dans la nature par cette ouverture même que la nature expose : l’extraordinaire et irréductible contingence de la présence des choses, de la profusion de leurs formes et façons, minérales, végétales, ou animales. Il y a une béance originelle et interminable de ce que sous le nom de « monde » nous aimerions penser complet, achevé, à soi-même conformé. Certains ont voulu combler cette béance par la représentation d’un Être suprême qui détiendrait le sens ultime de cette prolifération fortuite. Comme il se doit, cette représentation – non pas cicatrice, mais mauvais emplâtre – ne pouvait que retomber aussitôt dans la même contingence. D’autres ont voulu penser que l’homme était le souverain et le but final de la nature. Mais cette finalité elle-même est sans fin, et cette souveraineté paraît esclave de sa propre puissance.
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Il nous reste peut-être une hypothèse. Elle porterait le nom de « scarification ». Il s’agit d’une cicatrice provoquée par une incision faite dans une intention déterminée, soit médicale – pour permettre un écoulement –, soit agricole – pour aérer la terre ou réguler un débit de sève –, soit enfin pour inscrire sur le corps des marques de caractère symbolique, communautaire, sexuel ou sacré. Le tatouage relève de la scarification, bien que de manière générale le nom soit réservé à des cicatrices qui font relief ou creux dans l’épaisseur de la peau. Le mot est venu du grec au latin avec un sens d’abord plus proche d’« égratigner » et parent de scribo (scribere), c’est-à-dire d’« écrire ». Il n’est pas sans intérêt de noter que la formation latine en ficare à partir d’une forme en pha (skariphaomai, et skariphos est le stylet) a eu lieu par contamination de sacrificare, « sacrifier ». L’attraction phonétique consonne avec la valeur rituelle que l’ethnologie a fini par conférer au terme « scarifier ».
La scarification serait donc la cicatrice d’une incision intentionnelle et mesurée en fonction des effets attendus. La meurtrissure et sa réfection y sont calculées et ainsi relevées du rang de l’accident à celui du projet ou du propos. La culture, qui commence en griffant la terre pour semer des graines, se poursuit en creusant des gisements de métaux, d’eau ou de pigments, puis en incisant des tablettes comptables se présente comme une large entreprise de scarification. Rien ne s’y produit sans entame, entaille, rayure, sillon, percée, gravure ou ruinure – puisque ce terme, singulier voisin de « rainure », existe ou a existé en charpenterie.
Surgit cette question : de rainures du sol et de l’argile en ruinures des poutres et des poteaux, ne va-t-on pas irrésistiblement vers la ruine ? On connaît les phrases de Benjamin : « Il n’est aucun témoignage de la culture qui ne soit en même temps témoignage de barbarie. Et de même qu’il n’est pas exempt de barbarie, de même ne l’est pas le processus de la transmission par laquelle il est passé de l’un à l’autre6. » Benjamin emploie le mot Dokument, que le français réserve plutôt aux documents écrits mais qui désigne une source d’enseignement (docere, doctus…) et ainsi une leçon, un exemple, une preuve.
Il est fort peu probable que des phrases semblables aient pu venir à aucun penseur avant la précipitation des événements des années 1930, de Moscou à Berlin, Vienne, Rome et Paris. Il est très difficile, pas loin d’un siècle plus tard, de s’en détourner. Il est très difficile de penser les cicatrices de la culture comme les scarifications d’un grand système symbolique tout autant que de percevoir à titre de paysage des propagations de câbles, de tuyaux, de bâtiments que tout destine au recyclage, de champs couverts de plantes à haut rendement et à pesticides puissants, d’arbres rongés par des pluies noires et dont les racines plongent dans des sols imbibés de déchets industriels. Ou bien ce sont des paysages de cicatrices.
La culture, qui commence en griffant la terre pour semer des graines, se poursuit en creusant des gisements de métaux, d’eau ou de pigments, puis en incisant des tablettes comptables se présente comme une large entreprise de scarification. Rien ne s’y produit sans entame, entaille, rayure, sillon, percée, gravure ou ruinure.
Pourtant on ne peut pas non plus parler de cicatrices, puisque aucun corps ici ne suscite ses propres tissus de suture. Ou bien on ne peut plus parler d’autre chose que de cicatrices, mais à condition ou bien de ne plus voir en elles que la perpétuation des blessures, des agressions et des accidents, ou bien d’y discerner malgré tout les empreintes d’un destin très étrange, égaré et pourtant captivant, inquiétant et pourtant doué d’éclats de sens. C’est en ce sens complexe, voire retors qu’on peut par exemple envisager les frontières, les démarcations de territoires par la politique, les migrations, les conquêtes comme autant de cicatrices, supposant ainsi une sorte de terre première sans frontières ou aux frontières « naturelles7 ». Ce destin est inséparable, non pas d’un paysage déterminé mais de la possibilité de paysages : qu’il soit donné de laisser s’ouvrir et se disposer des espaces dans l’amplitude desquels l’homme et la terre, l’art(ifice) et la physis puissent se rapporter entre eux comme un corps à lui-même – ce corps fût-il sans cesse en train de s’échapper à lui-même, en train de se défaire ou de se recomposer ailleurs, dans un paysage galactique d’astres errants, d’univers multiples parmi lesquels circulent quelques signatures d’événements oubliés, quelques signes du monde comme leur passage et leur fuite.
Nous pouvons tenter de lever les yeux vers ce paysage à la fois proche et lointain, que décrivent parfois quelques écrivains. Car l’incertitude sémantique et imaginaire de la cicatrice, sa complexité et sa délicatesse la confient avant tout aux soins de la littérature. Par exemple :
Balzac décrit les « sillons blanchâtres faits par les ruisseaux de neige fondue, et qui, de loin, ressemblent à des cicatrices8 ».
Joyce : « Le flot vient jusqu’ici, une flaque près de là où était son pied. Me pencher dessus, y voir ma tête, miroir sombre, souffler dessus, ça bouge. Tous ces rochers ont des traits, des cicatrices, des initiales9. »
Bolaño écrit : « La lune, pleine de cicatrices, brillait encore dans le ciel10. »
Et Hölderlin : « Telles des cicatrices à Éphèse11. »
Article paru dans Les Cahiers n°11 « Les cicatrices du paysage » (2013)
Photo de couv. : Les « entonnoirs » des Éparges, DR.
- Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, Paris, Gallimard, 1954, p. 757.
- C’est l’histoire du peintre Jean-Baptiste Santerre.
- Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, Paris, Seuil, 2011, p. 138.
- Paganus, le paysan, est aussi le païen, qui honore les dieux du lieu. À ce sujet, je me permets de rappeler « Paysage avec dépaysement », dans Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Paris, Galilée, 2003, p. 101-119.
- Les dégâts de la grande tempête de 1999 sur la France ont donné lieu au livre de Catherine Chevallier et Pierre-François Mourier, Les Cicatrices du paysage. Après la tempête, essai d’écologie scientifique, Arles, Actes Sud, 2000.
- Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire, VII. Ici traduit de Über den Begriff der Geschichte, VII, Gesammelte Schriften, I-2 Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1980, p. 696.
- Un colloque est annoncé à Grenoble en 2013 sous le titre « Les cicatrices dans l’histoire : frontières, migrations, déplacements ».
- Honoré de Balzac, Œuvres complètes, t. XIII, Le Curé de village, Paris, Houssiaux, 1874, p. 624.
- James Joyce, Ulysse, trad. Auguste Morel et al., Paris, Gallimard, 1954, p. 593.
- Roberto Bolaño, 2666, trad. Robert Amutio, Paris, Christian Bourgois, 2008, p. 458.
- Pain et vin, dernière version, début de la 7e strophe, trad. Philippe Lacoue-Labarthe dans Friedrich Hölderlin, Hymnes, élégies et autres poèmes, Paris, Flammarion, 1983, p. 229.