Vers le maintien écologique d’un système microrural
Le cas de l’ex-ZAD de Notre-Dame-des-Landes
Coline Fortin
Le texte ci-dessous est issu d’un travail de fin d’études soutenu à l’École de la nature et du paysage. Cette page n’inclut qu’une partie des documents graphiques publiés dans la revue papier.
Cinquante années de conflits
En 1968, la Zone de 1 650 hectares de Notre-Dame-des-Landes est retenue dans le cadre du projet des métropoles d’équilibre de la Datar pour accueillir un nouvel aéroport permettant de contrebalancer la forte affluence de Paris. Ce choix fait naître de nombreuses oppositions, à commencer par celle des agriculteurs qui se regroupent dans une organisation nommée Association de défense des exploitants concernés par l’aéroport (Adeca), elle-même soutenue par le Collectif des organisations professionnelles agricoles indignées par le projet d’aéroport (Copain 44). Certains élus, dont les maires locaux, fondent ensuite le Collectif des élus doutant de la pertinence de l’aéroport (Cedpa), soutenu par certains partis politiques tels qu’Europe Écologie-Les Verts (EELV). Neuf riverains fondent en 2000 l’Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Acipa), l’association qui aura le plus d’impact à une échelle nationale dans les années qui suivront. Cette association met en relation les différents collectifs d’opposition et installe un réseau de communication à l’échelle nationale. Elle permet notamment de faire le lien entre les zadistes (des citoyens venus s’installer sur la ZAD à partir de 2009), et les autres organisations. Enfin, c’est par le biais de l’Acipa que les réunions entre opposants et partisans sont programmées, et que la plupart des procédures judiciaires sont lancées par la ZAD.
Notamment grâce à ces oppositions, le projet fut abandonné le 17 janvier 2018, cinquante ans après sa première formulation. Ce renoncement laisse aujourd’hui sur l’ancienne zone un paysage rare, qui n’a connu ni remembrement ni mitage. La longue lutte des militants a fait émerger de nouvelles caractéristiques paysagères sur ces 1 650 hectares. De l’importance des friches à l’omniprésence des lignes boisées qui rythment le paysage, sans oublier la surprenante présence des habitats légers diffusés sur le site entre champs et jardins, ces valeurs ont pour point commun d’exister grâce aux oppositions qui ont réuni et parfois opposé des populations. Ceux qui habitent toujours les lieux promeuvent l’idée que le « socle » sur lequel vit une population doit évoluer en accord avec les habitants. Ainsi, sur la ZAD, la majorité des 300 habitants encore présents cherche à créer des chaînes locales de production à partir des ressources du territoire.
Ceux qui habitent toujours les lieux promeuvent l’idée que le « socle » sur lequel vit une population doit évoluer en accord avec les habitants.
Les conditions préalables du projet de paysage
Avec l’abandon du projet d’aéroport, plusieurs associations qui assuraient une cohésion au sein de la zone ont disparu, et de nombreux occupants sont partis définitivement. L’abandon de certaines parcelles est visible. Bien que les dynamiques de la ZAD soient difficilement maintenues, la survie de ceux qui ont choisi d’y habiter et d’y monter une cinquantaine de projets agricoles, para-agricoles, commerciaux, écologiques, énergétiques ou encore d’accueil, dépend de l’adaptation de leurs activités à une plus petite échelle que lors de la décennie précédente. Ainsi, après avoir évité un atterrissage que les responsables politiques jugeaient prometteur pour le tourisme et l’économie de Nantes, mais qui était aussi néfaste pour l’écologie et la survie du lieu, l’ex-ZAD est aujourd’hui menacée d’enfermement et d’isolement.
Dans des lieux où les termes ont pris tant d’importance et qui se sont transformés au fil des luttes, des abandons et des collaborations, un projet de paysage ne pourra être accepté que si une méthode participative est mise en place. Cette méthode doit impliquer les élus investis dans le projet, les riverains, les professionnels, les passionnés, tout autant que les habitants.
La question du périmètre de projet à proprement parler se pose également d’emblée. Pendant les années d’occupation de la ZAD, les différents projets, fructueux ou non, se succédaient sur chaque parcelle, jusqu’à ce que certaines soient désertées. Ces terrains, délaissés involontairement ou mis délibérément de côté pour bloquer certains accès, oubliés parce que situés dans des zones difficiles d’accès ou délaissés après le départ de leurs habitants, se sont multipliés après l’abandon définitif du projet d’aéroport.
Une multitude de friches
Définissons les friches : des milieux ouverts laissés aux processus naturels spontanés. Dans la partie Est de l’ex-ZAD, le secteur au sein duquel on recense aujourd’hui le plus petit nombre de projets, elles sont particulièrement présentes. Au cours de plusieurs journées passées avec des habitants et un botaniste de l’association des Naturalistes en lutte, nous avons pu en recenser un grand nombre.
De nombreuses catégories apparaissent alors : les friches les plus jeunes – les ronciers, les prairies fleuries –, sur lesquelles les « mauvaises herbes » prennent le dessus ; mais aussi les friches en terrains particuliers, les mégaphorbiaies, les terrains de bruyères. Ou encore les friches en état transitoire, celles qui passent d’un statut de « milieu ouvert » (où la végétation est basse et la vue dégagée) à celui de « milieu fermé » (où l’on peut observer une végétation haute bloquant la vue). De jeunes chênes et hêtres y trouvent souvent refuge. Il existe aussi des espaces délaissés plus anciens : ceux qui n’ont pas atteint le statut de forêt, mais qu’il est impossible de considérer encore comme des milieux ouverts. Ces friches sont celles qui ont, le plus souvent, été conservées depuis des dizaines d’années. Forêts sèches sur terrains poreux, forêts inondées sur terrains humides. Enfin, les friches les moins remarquées n’apparaissent pas sur les relevés : peut-on nommer « friches » les espaces où la nature prend le dessus, aux confins des jardins et des habitations ? Ce sont des espaces de mauvaises herbes, mais aussi et surtout des endroits qui permettent d’intégrer visuellement des constructions au sein d’un paysage rural, tout en servant des intérêts écologiques.
Ces friches multiples sont en fait les connecteurs du site. Ce sont elles qui peuvent mettre en relation la vaste diversité d’espaces, d’agricultures, de projets, d’habitations et de personnages qui demeurent sur le territoire de Notre-Dame-des-Landes.
Ces friches multiples, point de départ de ma démarche, sont en fait les connecteurs du site. Ce sont elles qui peuvent mettre en relation la vaste diversité d’espaces, d’agricultures, de projets, d’habitations et de personnages qui demeurent sur le territoire de Notre-Dame-des-Landes. Pour maintenir une stabilité écologique et économique satisfaisante, il est cependant nécessaire de sélectionner celles qui seront conservées et celles que l’on rendra à l’agriculture. Les friches maintenues changeront alors de dénomination et seront considérées comme des milieux ouverts. L’instauration d’un système d’écopastoralisme sur ces terres permettra de maintenir l’équilibre établi dans la ZAD entre « travail humain » et « service écologique ». Le maintien des écosystèmes permet non seulement la sauvegarde des caractéristiques paysagères citées plus haut, mais également le développement d’une nouvelle économie. Des races locales (mouton d’Ouessant, vache nantaise) seront utilisées pour la gestion de ces milieux ouverts rustiques.
Une traversée de milieux différents
Beaucoup des problématiques soulevées sont d’ordre social. Pour impliquer au maximum les habitants dans le projet et permettre sa cohérence spatiale, une colonne vertébrale s’esquisse : l’ancienne voie ferrée aujourd’hui en friche qui reliait Blain à La Chapelle-sur-Erdre. Toutes les autres interventions s’articulent autour de sa remise en état sur l’ensemble de la communauté de communes. Cette remise en service constitue le premier pas vers l’extérieur de la ZAD, en proposant un tracé ludique, touristique et économique empruntable par tous.
Mais en fin de compte, qu’est-ce qui rend le territoire traversé unique ? Une disposition particulière de milieux, la présence d’espèces de plantes endémiques ou non, la composition du sol et du substrat, les traces plus ou moins discrètes des interventions humaines, et les formes particulières qui résultent de ces agencements. Chaque détail d’un paysage contribue à la singularité de l’ensemble. Et même si chaque paysage est unique, une série de détails et de caractéristiques, souvent issus de la composition même du sol et de ce qui s’y trouve, permettent de trouver des similitudes avec d’autres lieux. Le paysage de Notre-Dame-des-Landes semble unique parce que ses formes deviennent de plus en plus rares en France : c’est une grande zone humide, avec des boisements importants, où de nombreux milieux écologiquement riches sont juxtaposés. Ce type de milieu, lorsqu’il existe encore, est souvent en mauvais état à cause du drainage des sols, de l’agriculture intensive et du remembrement. Si bien qu’il est devenu nécessaire de créer un système de service écologique à l’échelle nationale pour en permettre la sauvegarde.
À l’échelle de mon projet, la création d’une pépinière spécialisée dans les plantes de zones humides et de milieux oligotrophes permettra de fournir un certain nombre de plantes à une clientèle spécialisée. Les plantes qui y pousseront serviront à restaurer des milieux similaires dans le reste du pays, voire au-delà. En outre, le site étant un véritable trésor floristique, cette pépinière servirait de lieu de stage et d’apprentissage pour des étudiants intéressés par l’écologie. Le lieu choisi pour son implantation rassemble tous les milieux visibles aujourd’hui dans l’ancienne ZAD : les ronciers, les landes de bruyères et d’ajoncs, les prairies oligotrophes, les prairies fleuries, les boisements, les forêts, les zones humides… Une telle construction au cœur de ce patchwork permet aux visiteurs et aux clients de voir les plantes dans leur milieu naturel.
Des lieux de rencontre et de partage
Si l’ouverture écologique du site est amorcée grâce à ce projet, il ne faut pas oublier que la ZAD est un espace que l’on pourrait qualifier de pionnier en matière d’agroécologie. L’agriculture et l’écologie, deux concepts bien distincts, peuvent se rencontrer et se rejoindre afin de renouveler les paysages ruraux. Dans un tel système, où les habitations sont dispersées et où un grand nombre d’initiatives voient le jour, il semble nécessaire d’implanter un lieu central, un point de convergence où peut se développer un réseau local de vente et de partage.
Ainsi, une halle sera construite au point de convergence entre la route et la voie ferrée réinvestie. Elle servira à la fois de site de partage d’engins et d’outils agricoles en accueillant une nouvelle Coopérative d’utilisation de matériel agricole (Cuma), et de lieu d’échange de connaissances, de denrées et d’objets produits sur place et aux alentours. Ces produits et échanges locaux, issus d’initiatives zadistes, existaient jusqu’alors dans une forme d’instabilité ; les habitants ne savaient pas encore s’ils pourraient rester. Deux ans après l’abandon du projet d’aéroport, la plupart des zadistes ayant créé des exploitations agricoles ou para-agricoles sont en train d’obtenir des baux.
L’agriculture et l’écologie, deux concepts bien distincts, peuvent se rencontrer et se rejoindre afin de renouveler les paysages ruraux.
Cette stabilisation inédite pose un autre problème, puisque l’une des valeurs les plus chéries et protégées par les membres de la ZAD a toujours été le mouvement, au sens du partage des connaissances, comme de l’accueil de nouvelles personnes venant de tous les milieux sociaux.
Le dernier volet de mon projet cherche à maintenir la stabilité des exploitations agricoles en conservant cette dynamique d’ouverture particulière.
Je propose d’instaurer des espaces tests agricoles qui permettent de travailler durant un à trois ans une parcelle avec une forme d’agriculture spécifique. Ceux qui souhaitent se lancer dans un projet agricole peuvent ainsi développer leur projet de manière expérimentale sans risquer de lourdes pertes financières, tout en coopérant avec des professionnels ou des zadistes plus expérimentés.
Deux sites sont choisis pour permettre d’installer ces espaces. Le premier en raison de sa forte richesse écologique : dans ce cas particulier, les principes de la permaculture sont appliqués à l’espace test agricole. Le lieu de vie, qui requiert la gestion la plus importante, est au centre du système : il est installé dans une clairière existante. Enfin, les parcelles les plus lessivées seront les plus éloignées des habitations, et ne seront soumises qu’à une gestion réduite.
Les différentes formes d’agriculture expérimentées utilisent la richesse écologique présente sur place : les jeunes arbres, le bois dans les buttes et dans les haies mortes ; toutes les ressources naturelles qu’il est possible de trouver. Les espaces de prairie accessibles depuis l’ancienne voie ferrée pourront être pâturés par les moutons d’Ouessant et les moutons des Landes.
Je propose aussi, autour d’une habitation principale bioclimatique « en dur » construite avec du bois et des matériaux locaux, de concevoir une « aire d’influence ». L’histoire de la formation des villes montre que de telles aires se développent autour d’un ou de plusieurs centres qui modifient les espaces attenants. L’équivalent de cette idée est ici l’habitat principal, équipé avec eau et électricité courantes : par l’installation de cette aire d’influence, les habitats légers (qui posent aujourd’hui un problème législatif et juridique) peuvent être maintenus sans pour autant être trop dispersés. L’habitat principal cherche également, toujours selon le principe d’espaces tests agricoles, à expérimenter une manière d’habiter au plus près des processus naturels, grâce à un toit végétalisé dont les récoltes seront utiles aux habitants.
Le deuxième espace test proposé est constitué des terres qui ont été lessivées par le labour au cours de nombreuses années d’exploitation. On pourra y implanter de l’agroforesterie intraparcellaire. Sur des parcelles dédiées aux grandes cultures, on créera des alignements aérés d’arbres locaux (frênes, fruitiers, chênes). Ces alignements n’empêchent pas l’exploitation des parcelles et assurent même la pérennisation d’une nouvelle économie de l’ancienne ZAD : l’agroforesterie.
L’ouverture de deux espaces tests agricoles, l’un qui accueille une agriculture « conventionnelle » et l’autre une agriculture « alternative », montrera que l’on peut améliorer la qualité des produits sans pour autant changer toutes les pratiques du jour au lendemain. On cherchera donc à amorcer une transition progressive vers une situation dans laquelle l’agriculture et les critères environnementaux se serviraient l’un l’autre.
Perspectives collectives pour paysages ruraux
Dans ce projet, la dimension participative est appliquée lors de la réflexion, puis de la conception, et elle serait appliquée pour toutes les étapes d’une éventuelle réalisation. Les idées proposées sont en cours d’étude au département de Loire-Atlantique. C’est en effet grâce à l’implication des élus du département et des communes, des habitants, et des spécialistes (écologues, géographes, agriculteurs) dans l’ensemble du projet que le site peut sortir de son état actuel d’insularité, et que les tendances d’évolution que j’ai pu y repérer pourront se pérenniser.
Les flux humains, écologiques, de denrées et de plantes impliqués aux différentes phases du projet permettront à long terme de maintenir des arrivées humaines régulières dans l’ancienne ZAD. Ces arrivées et les départs qu’elles supposent (départs d’agriculteurs ou de jeunes exploitants des espaces tests, départs d’artisans…) maintiendront le brassage de connaissances qui a encore lieu aujourd’hui. Ainsi, les expériences « microrurales » de l’ancienne ZAD revêtent un intérêt pour le territoire proche (communes, communautés de communes…), mais aussi pour l’ensemble du département. Le secteur sert de ceinture verte conservatrice de systèmes écologiques de forte importance tout en promouvant des formes d’agricultures novatrices dont la viabilité est prouvée grâce aux espaces tests et aux lieux de vente et d’échange de denrées.
Pour conclure, il me semble important de citer Virginie Despentes, l’une des contributrices du livre Éloge des mauvaises herbes : « Il existe potentiellement des centaines de territoires ruraux abandonnés – qui peuvent devenir, à leur tour, d’autres laboratoires de recherche de vies alternatives. C’est ça, la brèche ouverte par l’expérience de Notre-Dame-des-Landes – l’idée qu’il est possible et important d’inventer des espaces de vie alternatifs, non seulement pour tous ceux qui n’en peuvent plus, mais aussi pour tous les précaires d’aujourd’hui, et aussi les précaires de demain2. »
Le paysage hétéroclite mais cohérent qu’est l’ancienne ZAD continuera donc de s’édifier dans les années futures, avec une force moindre, selon les choix des habitants et les mouvements de la forme de société qui y est née. D’ici quelques années, l’observation du succès ou des limites de cette microruralité en devenir pourrait permettre de créer des espaces similaires qui seraient réfléchis dès le départ avec des habitants potentiels.
Diplôme soutenu en juin 2019.
Article publié dans Les Cahiers n° 18, « La mesure du vivant », p. 60-69.
- Désigne un secteur créé par l’État et à l’intérieur duquel s’exerce un droit de préemption.
- Virginie Despentes, dans Jade Lindgaard (dir.), Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD, Les Liens qui libèrent, 2018. Cet ouvrage collectif rassemble des récits parfois fictifs qui évoquent le présent et l’avenir de l’ancienne ZAD de Notre-Dame-des-Landes.