L’épaisseur d’un paysage insulaire
Comment redonner vie au quartier du Front de Seine ?
Ken Spangberg
Le texte ci-dessous est issu d’un travail de fin d’études soutenu à l’École de la nature et du paysage. Cette page n’inclut qu’une partie des documents graphiques publiés dans la revue papier.
Le quartier du Front de Seine, sur les berges du 15e arrondissement de Paris, surplombe la double voie de communication du quai de Grenelle qui relie la tour Eiffel au parc André-Citroën. En face, sur l’autre rive, se succèdent l’île aux Cygnes qui scinde la Seine en deux, la maison de la Radio et le coteau où se distinguent les façades haussmanniennes du 16e arrondissement. Desservi par les stations Bir-Hakeim (ligne 6), Charles Michels (ligne 10) et Javel (RER C), le centre commercial Beaugrenelle est l’un des pôles d’activité du quartier. Près de 12 millions de personnes par an le fréquentent.
Outre plusieurs écoles élémentaires et établissements d’enseignement supérieur, le site qui s’étend sur près de 25 hectares (950 mètres sur 250 mètres) accueille des infrastructures sportives, des hôtels, des restaurants et le square Pau-Casals. Ce dernier, accessible depuis la rue Émeriau et le square Béla-Bartók, s’insère entre l’îlot Cassiopée et l’îlot Véga. Rythmé par la diversité de ses voies de communication et par l’intensité de ses flux piétons, le socle urbain du Front de Seine entre en contradiction avec sa dalle qui le surplombe de six mètres. Avec des accès aussi rares que discrets, cet espace construit, suspendu entre les tours d’habitation, semble assister en tant que spectateur à l’effervescence qui caractérise la Seine et les rues en contrebas. La vaste dalle apparaît comme un paysage à la fois épais et insulaire.
Dans mon travail de fin d’études, j’ai voulu interroger à partir de ce contexte spécifique la présence de la végétation dans nos espaces publics urbains. En explorant les notions de temporalité et d’expérimentation par le projet de paysage, mon objectif était d’imaginer un site flexible et polyvalent, capable de répondre aux incertitudes environnementales et à la pression que subissent les sols urbains. Face à un quartier figé dans le temps et coupé de son environnement, j’ai considéré le projet de paysage comme une mécanique en constante évolution où l’attention aux végétaux et aux interactions sociales, qui se transforment sans cesse avec le temps, permet de retrouver un milieu vivant. Sans vouloir contraindre l’installation d’essences définies par un plan de plantation et par une logique ornementale, l’idée principale est de s’appuyer sur la spontanéité végétale : pour ce faire, il importe de former un socle fertile qui puisse accueillir des communautés faunistiques et floristiques.
Suivant la logique d’une déambulation spatiale et temporelle, ce travail débute au temps zéro par un « plan des sols » qui définit une palette d’habitats, au sens écologique. Le projet favorise et soutient l’installation de la végétation spontanée. Ponctuée par la prise en compte de l’incertitude et des durées nécessaires au déploiement des êtres vivants, la succession des pièces graphiques tente d’imaginer l’évolution des lieux en décrivant la croissance des différentes essences et en supposant l’implication accrue des acteurs à l’échelle du site. Après une déambulation au sein du quartier du Front de Seine et de sa dalle piétonne, nous descendrons vers le fleuve afin de repenser les transitions avec ses berges, avant d’esquisser pour conclure la contextualisation du site à l’échelle de Paris.
Un projet inabouti
Conçu au début des années 1960 par les architectes Raymond Lopez et Michel Holley, le quartier bénéficie d’une localisation privilégiée sur les quais du 15e arrondissement, entre la tour Eiffel et le parc André-Citroën (1986). Sur la rive droite, au-delà de l’île aux Cygnes, l’architecture moderniste de la maison de la Radio fait écho aux surgissements verticaux des tours du Front de Seine qui culminent à près de 100 mètres.
Fidèle à la charte d’Athènes1 et au mouvement hygiéniste actif depuis le XIXe siècle, le projet initial suit une logique du zonage vertical et horizontal et le principe de l’urbanisme de dalle. Par sa construction, il a effacé une grande partie de la mémoire industrielle et ouvrière du quai de Grenelle. L’ensemble des lieux de production, à commencer par les usines Citroën qui avaient fonctionné de 1915 à 1974, ont été transférés loin de Paris. Conçu puis érigé pendant la période d’expansion économique dite des Trente Glorieuses, ce projet architectural et urbain s’inscrivait dans la volonté politique de « décristalliser » la capitale en la « libérant2 » de ses usines ; ce programme impliquait d’édifier un réseau d’infrastructures de transport à large échelle. Le but était de rendre Paris plus « fonctionnel » selon un développement fondé sur les déplacements individuels.
Selon une logique globale de cohérence urbaine, le Front de Seine devait être relié par un jeu de passerelles à deux autres quartiers « en épaisseur », Sablonnière et Procession. La dalle avait été dessinée de manière à dialoguer avec le fleuve et à s’inscrire dans son environnement par des relations directes avec la rue, via des rampes et des gradins. Mais un an seulement après le début du chantier, la plupart des grandes intentions structurantes du projet sont remises en question en raison des crises économiques et politiques du début des années 1970. Les conséquences sont nombreuses. Après un phasage échelonné sur près de quarante ans et le démantèlement progressif de la plupart des idées constitutives du projet, nous sommes aujourd’hui en présence d’un ensemble non abouti qui surplombe la « ville traditionnelle » et s’en détache fortement. Cette situation insulaire fige le site dans le temps au point de le réduire à l’image d’une relique des années 1970, incapable de s’adapter aux fluctuations qui rythment son contexte urbain en contrebas. Dès les années 1980, la dalle de 5,4 hectares se désertifie et les différentes réhabilitations ne parviennent pas à susciter une nouvelle vitalité sociale ou écologique. Le piéton perd ses repères dans de larges espaces labyrinthiques ; il tente au plus vite de regagner la terre ferme. Les végétaux, confinés dans des bacs, tentent de survivre dans une épaisseur de terre insuffisante et ne sont appréciés que pour leur vocation ornementale.
Victime de son échelle monumentale et de sa matérialité, le quartier se réduit à une pièce architecturale flottant au-dessus de l’ouest de Paris et de la Seine. Le principe idéologique de l’urbanisme de dalle dont il est issu, désormais obsolète et en contradiction directe avec l’héritage haussmannien, ne peut répondre aux enjeux environnementaux et sociaux auxquels nos villes sont aujourd’hui confrontées. Face à un espace stérile, il est crucial de reconsidérer ce site comme un milieu vivant et de redéfinir les principes de végétalisation de l’espace par l’expérimentation et le temps.
En interrogeant les principes mêmes de l’urbanisme de dalle à partir des savoirs de l’écologie et de l’exigence de développer une mosaïque de milieux, on peut faire apparaître ces lieux sous un jour nouveau.
Principes
Suspendu à six mètres au-dessus du sol, le site offre peu de possibilités à la végétation de s’installer. L’analyse historique montre que les divers travaux de réhabilitation de la dalle n’ont pas permis son renouvellement, malgré un important chantier lancé en 2014 pour requalifier le centre Beaugrenelle et « reverdir » la dalle. Il faut désormais dépasser la simple idée de « végétalisation » d’un espace ; sa position hors-sol rend le site très hostile au développement du vivant, tant il est difficile, pour des raisons pédologiques et écologiques, de contraindre un végétal à s’y développer. C’est pourquoi mon projet tente de mettre en place une logique de spontanéité. L’objectif sera de reconstituer des milieux favorables à l’essor de la végétation spontanée. Sans céder à la tentation de la tabula rasa, il est possible de s’appuyer sur les caractéristiques morphologiques existantes du quartier pour en faire un socle fertile. En interrogeant les principes mêmes de l’urbanisme de dalle à partir des savoirs de l’écologie et de l’exigence de développer une mosaïque de milieux, on peut faire apparaître ces lieux sous un jour nouveau.
Enfin, l’implication des habitants est fondamentale pour le sens et l’accomplissement du projet. Alors que les habitants du Front de Seine semblent se désintéresser de leur dalle, il est essentiel de concevoir des espaces flexibles et polyvalents rythmés par l’implication des multiples acteurs in et ex situ : riverains, visiteurs, travailleurs, usagers, touristes, agents d’entretien ou de sécurité, personnels des immeubles, élèves, étudiants, enseignants, employés, retraités…
Concevoir un milieu vivant
En situation de hors-sol, l’idée n’est pas de proposer une palette végétale et un plan de plantation mais plutôt d’intervenir dans la composition des « sols », au sens d’habitats permettant le développement d’une végétation spontanée. Puisque le quai de Grenelle s’est construit autour des carrières de sable rivulaires, on peut imaginer composer ces sols à partir de matériaux déjà présents sur le site. Entre la carrière Lafarge Mirabeau et le sol en place à décaisser du square Béla-Bartók, la quasi-totalité des éléments constituant les sols se trouve dans un rayon de moins de 500 mètres. En proposant des habitats à granulométrie différente, on peut diversifier les paramètres et mettre en place des sols frais, drainants ou secs. Ainsi, l’orientation, la température, les précipitations et la pédologie influencent l’émergence de certaines essences, de certaines strates et incitent des communautés faunistiques spécifiques à venir s’y installer.
Le temps est une composante cruciale du projet de paysage ; les saisons permettent de traduire son action sur la végétation. En accordant une importance accrue à l’investissement de l’espace public, l’idée est de proposer des utilisations s’accordant aux cycles végétatifs des plantes, au temps d’ensoleillement ou encore à la température.
Au temps cinq du projet, nous pouvons imaginer que différentes dynamiques commencent à se mettre en place en fonction des milieux proposés. Les acanthes et les érables ponctuent les sols frais et humides, tandis que des angéliques et des pissenlits s’installent sur un socle plus rocailleux. La présence des ailantes sur le béton concassé soulève la question de la présence de plantes « invasives » en ville, une espèce est-elle réellement invasive si elle se développe en hors-sol, suspendue à six mètres de hauteur ?
La question de la gestion se pose aussi. Alors qu’elle est effectuée aujourd’hui exclusivement par la société d’économie mixte (SEM) Paris Seine, propriétaire de la dalle et des parkings souterrains, mon projet propose de redéfinir un plan de gestion en impliquant un maximum d’acteurs dans l’entretien des espaces. Supervisé par les jardiniers de la SEM, ce plan permettrait aux 8 000 habitants du quartier de s’impliquer davantage dans l’aménagement de leur dalle et de participer à son évolution grâce à des réunions de concertation, des ateliers pratiques permettant par exemple d’apprendre à créer son propre substrat, à enrichir les sols, ou encore de contrôler par des tailles annuelles la propagation de certaines essences trop colonisatrices.
Tisser des relations
entre les bâtiments et la dalle :
animer l’espace public
Même si le Front de Seine se remarque surtout par ses grandes tours d’habitation, de nombreux bâtiments bas ponctuent la dalle et assurent des relations physiques entre les bâtiments hauts et le socle. Occupés par des entreprises, des commerces ou des écoles, ces lieux sont aujourd’hui en situation de désuétude, voire complètement abandonnés. Alors qu’ils devaient à l’origine stimuler l’espace public par leurs activités, le projet propose de tisser des relations plus étroites entre la dalle et ces entités souvent privées.
En plus de considérer les relations « en épaisseur » (redistribution maraîchère entre les différents niveaux, récolte des déchets urbains pour en faire des « technosols3 »), le projet se fonde surtout sur les relations « horizontales » en proposant des aménagements susceptibles de favoriser la rencontre des acteurs de la sphère publique et ceux de la sphère privée. Ces interactions sont la condition nécessaire pour faire de la dalle un point d’arrêt ou de rencontre plutôt qu’un simple lieu de passage.
De tels aménagements réversibles et polyvalents visent à transformer les parvis en lieux de vie qui évoluent en lien étroit avec les écoles et les entreprises voisines. Le temps d’un concert de fin d’année ou d’un pot de départ, la dalle accueille différentes activités qui animent les bâtiments bas au fil des journées, des mois et des saisons. Le temps est une composante cruciale du projet de paysage ; les saisons permettent de traduire son action sur la végétation. En accordant une importance accrue à l’investissement de l’espace public, l’idée est de proposer des utilisations s’accordant aux cycles végétatifs des plantes, au temps d’ensoleillement ou encore à la température. Même en hiver, des partenariats entre les jardiniers de la SEM et les écoles maternelles sont possibles afin d’initier les plus jeunes à l’enrichissement des sols (engrais verts) pendant le repos des végétaux ou à des ateliers de taille et de transplantation. On peut aussi imaginer des collaborations entre les collèges et des artistes pour construire des installations éphémères ponctuant la dalle pendant la saison creuse.
D’une manière générale, l’idée est de tisser des relations plus étroites entre les habitants, les usagers et leur environnement par le biais de l’attention aux processus naturels. Ce projet s’appuie donc directement sur l’écologie urbaine et implique la coopération sociale. En créant les conditions favorables à l’installation de la végétation spontanée et en incitant les habitants à s’impliquer dans la vie de leur quartier, le projet tente d’imaginer une relation concrète entre les végétaux et les acteurs de la dalle.
Retrouver le fleuve en révélant le chemin de l’eau
Face à un « paysage en épaisseur », l’eau peut souligner explicitement les transitions entre la dalle et les quais de Seine. En franchissant la double voie de circulation du quai de Grenelle et la tranchée du RER, le projet cherche aussi à mettre en évidence, grâce au chemin de l’eau, un gradient d’humidité susceptible de créer différents milieux, de diversifier les essences et de multiplier les usages.
Comme le montre le schéma, on peut guider les eaux de précipitation et de ruissellement des tours et de la dalle vers les points bas (rues souterraines et parcs) où elles seront traitées par phytoépuration avant de s’infiltrer dans le sol ou d’être rejetées dans la Seine. Outre qu’elle crée de nouveaux habitats écologiques, l’eau assure un renouvellement constant des expériences du paysage, diversifiant les usages qui leur sont associés. L’écologie, l’esthétique et l’utilisation des lieux sont rythmées par la quantité des précipitations et par les saisons.
Au-delà de la mise au jour des trajets de l’eau, mon intention est de connecter physiquement et visuellement le quartier du Front de Seine aux quais. En s’inspirant des principes mêmes de l’architecture moderniste, le projet tente de tisser des relations via un réseau de rampes et par l’intermédiaire d’une large plateforme enjambant la double voie du quai et plongeant vers la Seine grâce à des paliers et des gradins. En l’imaginant tel un belvédère, l’objectif est aussi de créer un point d’arrêt depuis lequel on puisse découvrir l’île aux Cygnes et le coteau du 16e arrondissement avant de redescendre au niveau du fleuve.
Outre qu’elle crée de nouveaux habitats écologiques, l’eau assure un renouvellement constant des expériences du paysage, diversifiant les usages qui leur sont associés. L’écologie, l’esthétique et l’utilisation des lieux sont rythmées par la quantité des précipitations et par les saisons.
La requalification des berges s’inscrit enfin dans une logique à plus large échelle de manière à rejoindre les dynamiques déjà mises en place par la mairie de Paris. En suivant des séquences thématiques, l’idée est de rythmer la déambulation au moyen de l’écologie de l’eau, mais aussi en accueillant des activités sportives ou en se référant au patrimoine architectural des berges. En se tournant d’un côté vers le parc André-Citroën et de l’autre vers le pont de l’Alma, le projet tente de se connecter aux aménagements existants et d’inscrire le Front de Seine dans la logique d’ensemble de Paris.
À l’échelle du quartier du Front de Seine, j’ai souhaité définir de nouvelles perspectives pour les espaces publics en situation urbaine. En favorisant une végétation spontanée et l’investissement des multiples acteurs – habitants et usagers du site –, mon intention a été d’esquisser des espaces incertains et flexibles, capables d’accompagner les changements sociaux en cours et à venir. Alors que certains architectes ont pu le considérer comme un ennemi, le temps modèle ici les choix écologiques en diversifiant les communautés animales et végétales, mais aussi la dimension esthétique des lieux au fil de la croissance des végétaux. Cette ouverture à la longue durée oriente par extension l’évolution des usages.
Diplôme soutenu en Juin 2019.
Article publié dans Les Cahiers n°18.
- Le Corbusier, La Charte d’Athènes [1941], Seuil, 2016.
- Henri Bresler et Isabelle Genyk, Le Front de Seine : histoire prospective, Société d’économie mixte d’équipement et d’aménagement du 15e arrondissement, Paris, 2003.
- Ce terme a été développé par l’Agro Paris Tech dans son étude « T4P » (Toit parisien productif projet pilote) qui examinait les caractéristiques agronomiques des sols formés à partir de déchets urbains (comme le papier ou le marc de café) en vue d’expérimenter une agriculture urbaine hors-sol.